Le mythe de la rationalité des décisions

Dans cet épisode nous allons nous interroger sur l’idée de rationalité des décisions en entreprise.

Ici, toutes nos décisions reposent sur une analyse approfondie des données les plus complètes possibles. Elles sont le fruit d’un inventaire méticuleux et d’un processus solide et logique.

Donc aucun risque que tu te trompes chef. Tout est totalement sous contrôle. On maîtrise, pas de traitrise possible. Ici c’est l’univers des prévisions qui sont toujours justes et de la prospective qui ne dessine qu’un seul futur possible.

Pourtant, l’observation de la vie des entreprises nous montre que la réalité est un parcours un peu plus chaotique… Alors, le mythe de la rationalité des décisions, c’est quoi l’histoire ?

La théorie de la rationalité des acteurs stipule en substance que tu prends des décisions de façon rationnelle à partir d’une évaluation des coûts et bénéfices pour en optimiser l’utilité pour toi.

Ce qui suppose d’ailleurs que tu disposes de l’information pour le faire mais c’est une autre histoire, ce qui a souvent été invoqué comme contre-argument.

De nombreuses approches ont souligné le caractère au fond peu réaliste de la théorie. Les préférences ne sont pas toujours stables, tu n’es jamais parfaitement informé et ta rationalité repose quand même sur une évaluation du pour et du contre.

Pareto, qu’on connaît pour son optimum, évoquait en cela la subjectivité de la rationalité, spécifiant notamment qu’elle dépend des croyances, des valeurs, des systèmes de représentations de celui ou celle qui décide.

En d’autres termes, il n’y aurait pas de rationalité objective et universelle. On pourrait peut-être même ajouter que la seule chose d’universelle au fond ce sont les biais qui entachent inévitablement toute décision.

En entreprise, on est confronté chaque jour, et à tout niveau, à la nécessité de décider, dans un contexte qu’on nous décrit comme incertain. Mais d’un autre côté, on déteste prendre des risques.

Entre aversion au risque et nécessité de trancher, on espère alors que les décisions prises sont le fruit de la rationalité. En vérité, cela rassure. Alors on évalue tout, on met des grilles d’analyse en tout genre.

Prenons un exemple simple. On veut faire l’acquisition d’un nouveau logiciel, on mène un appel d’offre avec une grille critérielle de sélection des fournisseurs. Un bon gros tableau avec plein de notes partout.

Cela fait les choux gras des consultants, qui vendent la méthode qui rassure. Mais à la fin, la note qu’on met dans une case et qui sert à calculer in fine qui a remporté le pompon, c’est bien une appréciation.

Donc c’est subjectif par nature. Attention, on ne dit pas là que c’est volontairement biaisé. On ne mettrait quand même pas une note X ou Y pour que sorte celui qu’on a déjà choisi…

Non en effet on ne parle pas de manipulation. On parle simplement du fait que c’est naturellement biaisé. Donc une illusion de rationalité. Un résultat logique, rationnel au regard d’une information de départ qui est, par définition, biaisée.

Or, c’est le mode de fonctionnement dominant en entreprise, qu’il s’agisse de sélectionner entre plusieurs candidats, d’un appel d’offre, de racheter une entreprise etc.

C’est amusant d’ailleurs de voir à quel point le facteur humain échappe fondamentalement depuis si longtemps au processus de rachat pourtant si bordé dans les grandes entreprises.

Comme si le plus important, l’élément le plus déterminant, passait sous les radars. Bref. Rien de bien nouveau ici. Tout professionnel un peu expérimenté et honnête sait que les décisions en entreprise ne sont pas si rationnelles que cela.

On fait du mieux qu’on peut mais on n’y échappe pas. Autrement dit, il n’y a rien d’étonnant à tout cela, ni de bien nouveau.

Les informations dont on dispose couvrent assez rarement les intentions et les agendas cachés, les préférences des décisionnaires ne sont pas toujours guidées par l’intérêt du bien commun, loin s’en faut. Sans parler des biais profondément ancrés dans nos représentations culturelles et personnelles.

Mais alors, pourquoi faire le pari de la rationalité des autres ? Voilà qui est bien surprenant car, pour le coup, si l’on n’aime pas le risque, parier sur le fait que les autres vont faire des choix rationnels, c’est plus que risqué !

Combien de fois, les gens font-ils des choix qui nous laissent bouche bée, où l’on aurait tout imaginé sauf l’option qu’ils ont retenu.

Parfois même le choix qu’ils font va à l’encontre de leurs intérêts. Et pourtant ils l’ont fait ! Peut-être pas en toute connaissance de cause, mais ils l’ont fait. On va dans le mur mais on ne le sait pas.

Donc en substance, sous couvert de la rationalité de ta propre décision, ce qui te rassure, tu fais le pari que les autres acteurs feront preuve de rationalité en choisissant l’option qui optimise leurs gains.

C’est étonnant comme raisonnement pour minimiser ses propres risques, non ? Ce genre de pari, c’est un coup à dissoudre une assemblée nationale.

Dit autrement, penser faire preuve de rationalité en pariant sur celles des autres, c’est du même acabit que de voir la paille dans l’œil de son voisin…

Le putain de facteur humain comme disent certains. Entre ceux qui ne comprennent pas, ou ne comprennent que ce qu’ils veulent bien comprendre, ceux qui trichent, qui mentent, les doux naïfs qui y croient aveuglément,

Ceux qui auraient bien intérêt mais qui ont peur, ceux qui nient la réalité qui leur saute pourtant au nez, ceux qui sont bourrés de certitudes,…

Il n’est pas bien sûr, en effet, qu’on puisse compter sur la rationalité de leur choix avec certitude. C’est d’ailleurs ce qui fait le propre de la nature humaine. Le facteur humain, capable contre toute attente d’aller à l’encontre de ses propres intérêts.

En résumé, fonder la rationalité de ces décisions sur le pari que les autres acteurs feront preuve de rationalité dans les leurs c’est un pari peu rationnel tant l’être humain est capable de surprise, y compris les plus inattendues. Mais avons-nous d’autre choix ?

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.