Le risque, notion étrangement absente du discours managérial

Dans cet épisode, nous allons parler de risque et notamment nous demander pour quelles raisons cette notion très structurante de la vie des affaires est si étrangement absente des discours managériaux.

Dans cet épisode, nous allons parler de risque et notamment nous demander pour quelles raisons cette notion très structurante de la vie des affaires est si étrangement absente des discours managériaux.

Mais c’est pas vrai, on nous parle tout le temps du monde VUCA, d’un environnement sans cesse changeant auquel il faut s’adapter en permanence, à la brutalité des crises, tiens comme la covid par exemple… Le risque on y est confronté tout le temps, non ?

Et oui : un contexte de plus en plus contraignant, moins prévisible et plus agressif que par le passé, l’ère du risque que Beck évoquait dès les années 90[1]… Une clé d’entrée très éclairante pour expliquer ce qui structure la vie des affaires.

Et pourtant, cette clé de lecture est peu présente dans les discours à la mode sur le management, qu’on parle de résilience organisationnelle, de transformation, d’agilité. Même à l’échelle individuelle d’ailleurs. Alors, le risque, notion étrangement absente du discours managérial, c’est quoi l’histoire ?

La notion de risque a toujours été un facteur d’explication des comportements individuels et collectifs, ne serait-ce que parce cette notion est intimement liée à son corollaire : la peur. Après tout, qu’est-ce qui nous fait bouger si ce n’est le désir ou la peur ?

Oui et elle est tout sauf nouvelle cette notion ! L’aversion au risque cela a été identifié dès Bernouilli ou d’Alembert au 18ème siècle ou plus récemment avec Von Neumann et Morgenstern par exemple. Et cela fait même l’objet d’une discipline à part entière en entreprise, le risk management !

C’est une notion qui est centrale, en effet. On peut en dire d’ailleurs deux choses rapidement. La première c’est que le risque existe quel que soit le regard qu’on porte dessus, qu’on l’ignore aveuglément ou qu’à l’inverse on cherche à le contrôler à l’excès.

Et la seconde c’est qu’il est illusoire de croire qu’on peut maîtriser tous les risques. Yvon Pesqueux par exemple dit en ce sens que « la gestion des risques s’inscrit dans le droit-fil de l’utopie du “management scientifique”»[2].

Oui il pointe à juste titre cette croyance naïve que l’on peut tout maîtriser alors que l’exposition au réel montre systématiquement que c’est impossible. La crise de la covid nous l’a bien montré.

Le risque est en effet un facteur souvent très explicatif. On va prendre un certain nombre d’exemples simples pour l’illustrer. Tiens prenons le plus évident. Pourquoi on rémunère un actionnaire ? Si ce n’est pour le risque qu’il prend, à savoir celui de la destruction de valeur ? La prime du risque.

Tiens pourquoi avoir recours à une main d’œuvre temporaire de type sous-traitants, indépendants etc. si ce n’est pour leur faire porter le risque des variations brutales d’activité. L’adage est connu : ne chargeons pas la barque inutilement de frais fixes !

Allez un dernier pour la route, juste histoire de rigoler un peu. Mais pour quelles bonnes raisons l’autonomie professionnelle a-t-elle été réduite à peau de chagrin dans certaines entreprises ? Pour des raisons de modèle taylorien poussé à son extrême pour favoriser la productivité ? Sans doute

Mais peut-être aussi parce que l’on n’accepte pas le risque de la non-conformité. Alors on contrôle. Tout. Jusqu’au geste de l’opérateur.

Et ce n’est pas près de changer, tant les facteurs d’exposition au risque augmentent : judiciarisation de la société, inflation des lois et des normes en tout genre, etc. Bref, le risque structure en grande partie ce que nous vivons en entreprise.

Jusqu’à l’échelle individuelle, tiens lorsque l’autocensure s’emmêle : la peur de mal faire et le risque de voir son image écornée ; ou pire encore : la peur de contrarier un petit chef totalitaire dont les plumes lui servent plus à assouvir sa soif de domination qu’à voler !

On a tous et toutes été confronté.es au moins une fois à ces comportements de managers qui brillent par leur absence de courage ou de prise de position, plus enclins à chercher à ne pas créer la moindre vague qui pourrait nuire à leur carrière plutôt qu’à prendre un risque pour traiter un problème.

Tiens je me rappelle de ce client, directeur dans un grand groupe, qui avait oublié de budgéter la facture de 5000€ de la prestation que j’avais réalisée et qui m’a demandé de m’asseoir dessus en disant « pour une fois, c’est le gros qui va demander un effort au petit »… Bravo mon pote !

Ou comme ces boîtes qui ont arrêté des contrats sans même prévenir pendant la crise de la covid … No comment.

Ah le courage managérial, cette vertu qu’on appelle désormais de nos vœux dans certaines entreprises… Et paf, là encore attention à ne pas tuer le messager. Parce que le courage managérial de l’un est peut-être proportionnel au courage managérial de celui du dessus !

Et c’est là où l’on en vient à se poser une question. Toutes ces tendances managériales, de l’agilité à la transformation en passant par la résilience ou je ne sais quoi … Elles ne semblent pas tenir compte de la question de qui est prêt à prendre quel risque…

Si les risques auxquels une institution est exposée augmentent mais que ceux ou celles qui les dirigent restent dans une posture du tout contrôle alors il n’y a aucune raison que ceux qui travaillent en dessous fassent preuve d’un plus grand courage face au risque !  Et sans prise d’initiative, donc prise de risque, pas d’agilité, ni de résilience qui tiennent …

C’est tout le paradoxe. On veut des collaborateurs intrapreneurs mais on n’est pas prêt à prendre le risque qui va avec …

Tiens prends les associés de McKinsey[3] par exemple. Ils affirment qu’il faut « arrêter de développer des stratégies comme si nous connaissions le futur »… et dans le même temps ils prônent in fine l’utilité d’adopter un modèle statistique dont les variables « expliquent plus de 80% des dérives positives et négatives de la performance des entreprises »…

En d’autres termes, on agite le spectre du risque pour susciter la peur et on joue sur la croyance pour se réassurer. Bref, il faut bien vendre.

On voit là trois grandes explications à l’absence de cette notion de risque dans le discours managérial contemporain. D’abord, l’utopie de la maîtrise de tous les risques ou le sentiment de toute-puissance auquel Yvon Pesqueux faisait référence et qui est en droite ligne de la culture taylorienne du « one best way ».

Ensuite, le fait de faire reporter l’essentiel de la responsabilité du management sur le manager sans tenir compte des contraintes qu’on lui impose, notamment en matière de conformité.

Enfin, les jeux de pouvoir et intérêts individuels qui conduisent à ce que chacun repasse la patate chaude à l’autre. Après tout, autant que ce soit un autre qui prenne les risques à ma place.

En résumé, la notion de risque est une clé d’explication de nombreuses choses dans la vie des affaires mais qui est souvent occultée des discours dominants en matière de management pour de multiples raisons essentiellement liées au risque que chacun accepte de prendre… ou pas

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire

[1] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986)

[2] Pesqueux, Y (2010) « Une perspective contemporaine du risque » <hal-00509685>

[3] Bradley, C & Hirt, M & Smit, S (2018), « How to confront uncertainty in your strategy », McKinsey & Company

https://www.mckinsey.com/business-functions/strategy-and-corporate-finance/our-insights/how-to-confront-uncertainty-in-your-strategy