Le management est-il occidentalo-centré ?

Dans cet épisode nous allons nous interroger sur le caractère occidentalo-centré du management contemporain.

Quand tu écoutes le microcosme professionnel, parisien notamment, c’est une caricature non ? Un mot d’anglais à chaque phrase pour désigner un truc qui existe dans la plupart des langues, à commencer par le français, what the fuck ?

C’est ridicule et certains ne mesurent pas à quel point ils sont des caricatures d’eux-mêmes. Mais le problème c’est que le sujet ne se limite pas à cela. S’il ne s’agissait que de rire devant des caricatures dignes de celles d’Honoré Daumier au 19ème siècle, tout irait bien.

En vérité, c’est peut-être révélateur de quelque chose de plus profond. En tout cas, qui peut brider notre efficacité. Alors, le management est-il occidentalo-centré, c’est quoi l’histoire ?

On a cette étrange impression, justifiée ou pas, que les entreprises françaises copient ce qui se fait outre-Atlantique avec un temps de retard. Puis les entreprises publiques copient le privé, avec un autre temps de retard.

En tirant finalement assez peu d’enseignements de ce qui a marché ou pas, mais c’est un autre sujet.

Il y a les tendances managériales, ou plus simplement des modes. Le management c’est un marché donc il y a des marchands et donc des influenceurs, quoi de plus naturel ?

Et des entreprises qui les suivent, plus ou moins aveuglément. D’ailleurs la récurrence de certaines de ces tendances managériales est peut-être bien le révélateur de problématiques sous-jacentes qu’on n’a toujours pas solutionnées, mais là encore c’est un autre sujet.

Des fashion setters donc pour reprendre les termes d’Abrahamson et Fairchild(1) et des modes, ou modèles, qu’on adopte par imitation.

Individuellement, on est tous influencé par les cercles sociaux auxquels on appartient. Le mimétisme est un fait dans toute vie sociale. Il faut lire, ou relire, en ce sens l’ouvrage « les lois de l’imitation »(2) de Gabriel de Tarde qui date de 1890.

Il n’y a donc aucune raison à ce que le management y échappe. Le point qui nous étonne ici, en revanche, c’est qu’une grande majorité de ces tendances sont anglo-saxonnes. Ou à tout le moins occidentales.

Les fashion setters on les connait. Des gourous, façon Dave Ulrich pour la fonction RH par exemple, mais aussi les grands cabinets de conseil dont l’influence a été démontrée(3).

La plupart sont Nord-Américains ou occidentaux. Bien sûr, il y a des exceptions comme Nonaka et Takeuchi avec le management des connaissances dans les années 90 ou le toyotisme dont on accorde la paternité à Taiichi Ōno dans les années 60.

Mais quand même. Les trente dernières années, et encore plus peut-être la période contemporaine, nous renvoie à l’ethnocentrisme du management.

Ethnocentrisme dont l’ethnologue Pierre Clastres disait que c’est « une propriété formelle de toute formation culturelle, laquelle opère un partage de l’humanité entre d’une part elle-même, qui s’affirme comme représentation par excellence de l’humain, et les autres, qui ne participent qu’à un moindre titre à l’humanité »(4).

Un exemple nous vient en tête, les valeurs de Schwartz, psychologue israélien qui a poursuivi les travaux d’autres auteurs, notamment ceux de l’américain Milton Rokeach, et qui pose un modèle de valeurs qu’il qualifie d’universelles.

Pourtant il ne se fonde que sur 68 pays. C’est une conception un peu réductrice de l’universalité, non ? Du moins, moins universelle et moins globale que celle d’humanité posée par Claude Lévi-Strauss(5).

Chacun voit midi à sa porte, c’est humain. En vérité, en faisant le constat du caractère occidentalo-centré des approches managériales en entreprise, ce qui nous chagrine le plus, c’est que c’est pauvre.

Dit autrement, on se prive de pensées alternatives qui pourraient enrichir nos pratiques. D’un côté, on prône la diversité comme richesse, comme moteur d’une pensée féconde, et on invite à l’esprit critique et à l’ouverture.

Mais de l’autre, on ignore des pans entiers d’humanité et leur culture, en adoptant presque tous les mêmes principes et méthodes. Or, nous avons beaucoup à apprendre des autres, quels qu’ils soient.

Le philosophe Achille Mbembe(6), par exemple, invite le monde occidental à se plonger dans les traditions pré-coloniales du continent africain pour trouver des réponses au défi climatique, en rappelant que, dans celles-ci, « l’humain n’était pas au-dessus de tout ».

Le management contemporain ferait bien en effet d’explorer les archives de l’humanité. Gageons qu’il n’y trouve des trésors qui lui échappent.

Le philosophe Souleymane Bachir Diagne parle de la traduction en y voyant « un geste d’hospitalité consistant à accueillir dans sa langue ce qui se pense et se crée dans une autre »(7)

Il invite à cette ouverture. Celle de la pensée qui s’ouvre et qu’une idée nouvelle féconde. C’est bien la première étape de l’esprit critique. Et c’est une question d’efficacité.

En résumé, en étant trop occidentalo-centrés, les principes de management dominants dans nos entreprises se privent d’une richesse que l’humanité dans son ensemble a bâti depuis la nuit des temps. Or, la quête de l’efficacité de l’entreprise devrait inviter à s’y intéresser.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

[1] Abrahamson, E., Fairchild, G. (1999). Management fashion: Lifecycles, triggers, and collective learning processes. Administrative Science Quarterly, 44 (4), 708-740.

[2] Tarde G (1890) Les lois de l’imitation. Étude sociologique (Paris, F. Alcan, 1890)

[3] Benders & al (2005), Perishable commodities? Management consultancies and product replacement, Working paper Ninjuengen School of management

[4] Mondher Kilani, « Ethnocentrisme », Dictionnaire des sciences humaines, dir. Sylvie Mesure et Patrick Savidan, PUF, 2006

[5] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire.

[6] https://www.france24.com/fr/20191116-philosophie-ateliers-pensees-achille-mbembe-reparer-le-monde-archives-africaines-dakar

[7] https://www.philomag.com/articles/souleymane-bachir-diagne-la-traduction-est-un-geste-dhospitalite