Les valeurs de Schwartz et l’entreprise

Dans cet épisode nous allons nous demander s’il y a des valeurs de base et en tirer un enseignement pour l’entreprise contemporaine.

Pour moi chef, il y a des valeurs universelles et c’est comme cela. Le respect, la rigueur et l’autonomie. Point à la ligne.

Et pour moi la bienveillance, la sécurité et le plaisir… Comme quoi, chef, chacun voit bien midi à sa porte. Et on est tous tentés de donner une portée universelle à notre vision du monde.

Certains chercheurs ont notamment travaillé en ce sens. Comme Shalom Schwartz par exemple qui suggère l’existence d’un modèle de portée universelle… Alors cela mérite un arrêt sur image. Les valeurs de Schwartz et l’entreprise, c’est quoi l’histoire ?

Posons un premier jalon à notre réflexion. Qu’est-ce qu’une valeur ? Tiens, le travail ? C’est une valeur ? La fameuse valeur travail ?

André Comte-Sponville le dit très bien dans une de ses conférences : « le travail n’est pas une valeur morale. (…) Une valeur morale vaut en elle-même. (…) La valeur morale est toujours intrinsèque ».

Dit autrement, une valeur est un but en soi. Les valeurs sont « des buts désirables (…) qui servent de principes guidant la vie des gens » pour citer Schwartz (1). On ne va pas balayer ici les théories nombreuses sur les valeurs qui ont émaillé ne serait-ce que le XXème siècle.

On voudrait en effet plutôt faire un focus sur les travaux de Schwartz car ils présentent à nos yeux des aspects éclairants pour la vie de l’entreprise contemporaine, toute affairée à ses transformations et ses incantations.

Shalom Schwartz, c’est un psychologue israélien qui poursuit les travaux d’autres auteurs, comme ceux par exemple de l’américain Milton Rokeach, mais qui introduit une perspective nouvelle.

Celle d’une sorte de modèle universel, de valeurs de base auxquelles les humains se réfèreraient. Il dit en d’autres termes qu’il y a une sorte de contenu universel aux valeurs parce qu’elles relèvent au fond d’après lui d’exigences communes à tous les humains.

On n’entrera pas dans le débat ici de la validité ou non de ce caractère universel, nous n’en sommes pas capables en l’état, même si nous sommes tentés d’émettre l’hypothèse du caractère peut-être occidentalo-centré de ce genre d’approches.

Il faudrait en effet vérifier le caractère dit universel au regard de l’humanité dans son ensemble… Est-ce qu’il y a, par exemple, des représentants de l’Afrique Sub-Saharienne, de la Polynésie ou de la Laponie dans les populations interrogées ?

En l’occurrence, il a testé 68 pays sur un échantillon, d’autres articles évoquant 82 pays. Celui ou celle qui s’y intéresse plus en détail pourra aller creuser le sujet.

Pour ce qui nous intéresse ici, on va se concentrer sur son modèle. 10 valeurs dites de base qu’il présente dans un cercle avec des regroupements et des recoupements : pouvoir, accomplissement, hédonisme, stimulation, autonomie, universalisme, bienveillance, conformité, tradition, sécurité.

Il les range dans des sortes de quadrants : ce qui relèverait de la transcendance de soi, l’ouverture au changement, l’affirmation de soi et la conservation.

On ne va pas en lister le détail ici pour décortiquer chacune d’entre elles. On va se contenter de donner quelques exemples pour cerner ce dont on parle, celles et ceux qui souhaitent approfondir liront l’auteur.

Derrière la valeur « pouvoir » il met, comme objectifs, le statut social, le prestige, le contrôle ou la domination des ressources et des personnes…

Là où derrière ce qu’il désigne comme une valeur de « bienveillance » il met ce qui relève de la volonté de préserver et améliorer le bien-être des personnes avec lesquelles on se trouve fréquemment en contact, avec des mots clés comme secourable, indulgent, responsable, amitié, etc.

Indépendamment de ce que ces valeurs peuvent évoquer ou provoquer en chacun de nous, ce sont deux remarques que nous voulons faire.

La première est formulée par Schwartz lui-même. Il évoque des relations de compatibilité ou d’incompatibilité entre certaines de ces valeurs. Dit autrement, il stipule qu’agir avec certaines d’entre elles comme guides entre en conflit avec l’action mue par d’autres.

Simplement exprimé, être mû par les catégories de valeurs qu’il met derrière la bannière « affirmation de soi », avec le pouvoir et l’accomplissement personnel, est-ce bien compatible avec la recherche d’universalisme ou la bienveillance ?

Heureusement pour lui, l’être humain évite parfois les dissonances cognitives en jouant sur le temps, l’espace et l’humeur. Un jour tourné vers l’autre, le lendemain vers soi. Ici comme-ci et là comme ça.

La seconde remarque, que nous formulons nous-mêmes, à l’aune d’un constat peut-être très intuitif mais qui relève d’une intime conviction forgée à l’aune de notre expérience de l’entreprise occidentale est double.

Un certain nombre de ses fameuses valeurs semblent avoir été sur-représentées dans l’entreprise pendant longtemps (2) : pouvoir, réussite, sécurité par exemple, là où d’autres été moins mises en avant, du moins fût un temps.

Comme par exemple, l’universalisme, la bienveillance, l’autonomie ou l’hédonisme.

Mais des temps nouveaux sont apparus, peut-être peut-on d’ailleurs situer un point d’inflexion après la crise de 2008 et l’explosion du sujet des risques psycho-sociaux.

Le mot d’ordre du moment c’est précisément ceux-ci : bienveillance, bien-être, fais toi plaisir, une portée universelle dans la mission de l’entreprise, on redécouvre les vertus de l’autonomie…

Et cela appelle donc deux nouvelles remarques, qu’on pose en forme de questions, juste pour s’interroger un peu.

Les excès n’étant pas rares, ne s’agit-il pas d’un balancier qu’à force d’avoir poussé trop loin dans un sens, comme souvent, on le balance aussi fort dans l’autre, oubliant peut-être alors le besoin d’équilibre et de nuances.

Et, par ailleurs, si l’auteur lui-même pointe du doigt les antagonismes entre certaines de ces valeurs, n’est-ce pas précisément-là une invitation à entendre cette nécessité d’équilibres et de nuances ?

En résumé, le modèle des valeurs de base de Schwartz, au-delà de la réalité ou non de son caractère universel, interroge l’entreprise contemporaine sur les équilibres entre certaines forces qui la meuvent, et qu’en l’occurrence, elle baptise valeurs.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

(1) Schwartz, S. H.  (1996). Value Priorities and Behavior: Applying a theory of integrated value systems. In C. Seligman, J.M. olson & M.P Zanna (Eds.), The psychology of values: The Ontario symposium, volume 8(pp. 1-24). Manwah, N.J. : Erlbaum.

(2) Storhaye, Patrick (2012) « Le plaisir d’entreprendre » EMS