Riez, c’est un ordre !
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur le sens d’une expérimentation sur le rire comme facteur de bien-être en entreprise.
Le rire est très bon pour la santé. C’est un « désinfectant » pour reprendre les mots de Maurice Chapelan.
Alors rions de tout mais peut-être pas avec n’importe qui, comme disait Desproges. Pas avec n’importe qui… En effet. Car certains ne font pas rire. Du tout.
Le rire serait le propre de l’Homme ? Du moins c’est ce que dit l’adage. Le seul problème c’est que la bêtise aussi. Ou le cynisme. C’est humain. Alors, riez, c’est un ordre, c’est quoi l’histoire ?
L’objet n’est pas ici de questionner le rire lui-même. D’ailleurs, nous avions déjà invité il y a longtemps à nous dévêtir de ces tristes mines qu’on s’oblige parfois à avoir pour paraitre sérieux au travail.
On peut être sérieux sans se prendre au sérieux. Ce n’est pas le sujet. On aime bien se marrer. Le rire, oui c’est bon.
Il ne s’agit pas non plus de contester les bienfaits du rire. Les dictons populaires le disent depuis longtemps et c’est démontré. Le service de médecine de prévention de l’académie de Lyon en rappelle même les bénéfices et les mécanismes.
On ne va pas les lister ici, ce n’est pas le sujet. En revanche, entre d’une part vanter les bienfaits psychiques et physiques du rire ou inviter à ne pas tirer la tronche inutilement au travail, dans une sorte de grande tradition d’auto-flagellation et, d’autre part, intimer l’ordre de rire, comment dire…
« Ne faites pas rire au point de prêter à rire » disait Héraclite. Parfois, on ne rit plus du tout, en effet, si ce n’est jaune.
« Ce n’est pas une plaisanterie : l’assureur Baloise teste dans un bureau la fréquence des rires pour une meilleure satisfaction au travail. Et ceux et celles qui rient rarement reçoivent un message d’encouragement par e-mail, par exemple avec une vidéo amusante. » C’est le chapeau d’un article de la Radio Télévision Suisse.
Evidemment, on croît d’abord que c’est une blague. Si c’est le cas, par exemple pour souligner le risque de mascarade du « bonheur au travail » alors c’est remarquablement bien joué. On est tombé dans le panneau, et on dit « chapeau bas ».
Mais on a un doute en lisant le site Internet de La Baloise. Le communiqué de presse évoque en effet un petit boitier de 17cm par 17cm qui « contient un microphone qui enregistre des modèles acoustiques analysés en temps réel par une intelligence artificielle. L’IA identifie si le son correspondant est réellement un rire ou un autre son » et qu’elle baptise elle-même « Chief LOL Officer ».
On vous épargnera le détail, si ce n’est cette phrase : « Nous sommes conscients que le Chief LOL Officer ne suffit pas en cas de problèmes psychiques profonds, et encore moins en cas de dépression. Dans de tels cas, nous faisons appel à nos spécialistes externes. »
Alors au fond, blague ou pas, l’histoire le dira, mais cela donne une bonne matière à réflexion, car si c’est une blague, rien que le fait d’avoir un doute sur le sérieux de la proposition, invite à faire quelques remarques.
Car si ce n’est dans le cas présent, d’autres ont des initiatives du même type. Rire et baby-foots même combat si j’ose dire.
La santé mentale au travail serait donc l’affaire de la personne elle-même. Genre « ça te fait mal, rigole un coup ça ira mieux ».
C’est sûr que ce n’est pas une question d’injonctions contradictoires, de pression sur la charge réelle, parfois tant éloignée de la charge prescrite, de la destruction du sens ou de l’asservissement de ce dernier à des indicateurs de court terme ?
Bon on arrête-là la litanie. Le fou du roi ne servait donc qu’à faire rire le roi parce que c’est bon pour sa santé ? Ou à éviter au roi de devenir fou en s’engluant dans d’aveugles certitudes ? Faire passer la pilule ou questionner pour remettre en cause.
En parlant d’injonctions contradictoires tiens, je me mets dans la peau du salarié avec une charge de travail qu’il à peine à soutenir, confronté à des processus qui ne collent pas à la réalité des problèmes qu’il doit résoudre, de l’autonomie qu’on ne lui donne pas et qui nourrit son sentiment d’impuissance, etc.
Tout cela c’est sûr que ça l’invite à rire à gorge déployée. Non, il ne rit pas et pour des motifs légitimes auxquels on pourrait peut-être s’intéresser en l’occurrence ? Sauf si l’on ne veut justement pas. Alors on pointe du doigt la victime. Tu n’es pas heureux, c’est de ta faute.
Dans le même temps, le même reçoit un email qui l’invite à aller regarder une connerie sur Internet supposée le faire rire parce que c’est bon pour sa santé…
L’ injonction contradictoire de plus. Le message est clair, rigole parce qu’il ne te reste plus que ça. Personnellement, moi je prends cela comme une insulte. Quand la bonne intention fait pire que mieux.
On peut parler aussi de l’image de la boîte et du management. Si tu veux les décrédibiliser ou les rendre ridicules, bingo. Bienvenue au clown insincère avec son nez rouge qui masque la souffrance.
Ne doutons pas de la bonne intention. Il ne nous appartient pas d’avoir des jugements de valeur sur les intentions. Mais alors peut-être s’agit-il d’un soupçon de naïveté, voire de l’incompétence.
On invite à lire ce délicieux ouvrage auquel nous avons déjà fait référence, « les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux » de Maria Beauvallet (1).
Mais on peut aussi inviter à se questionner plus loin. Le cynisme n’est jamais très éloigné des mascarades. La série Severance et le concept de « dissociation » nous livrait en la matière une excellente illustration, oscillant entre servitude volontaire et contrôle.
Quand le masque vénitien, la bauta ou la bahute, d’apparence rieuse masque le pire. Tu n’es pas heureux dans ton travail ? Il n’y aurait quand même pas des causes externes qui ne dépendent pas de toi !
Alors rigole, ça fait du bien. C’est un ordre.
Qui invite peut-être à méditer ces quelques mots issus d’un manuel scolaire (2) de 1936 sous l’ère de Mussolini : « Rassurez-vous, pour vous les flèches se transforment en rayons de joie ».
En résumé, les causes du mal-être au travail sont multifactorielles et ne relèvent pas du seul ressenti du salarié. En l’espèce, l’injonction au bonheur ou au rire est au mieux une naïveté au pire un cynisme qui détourne des causes liées au travail en lui-même, des conditions de son exercice et de son organisation.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.
[1] Beauvallet M. (2009) « Les Stratégies absurdes: Comment faire pire en croyant faire mieux » Seuil 2009
[1] « Rassicuratevi, per voi le frecce si mutano in raggi di gioia » issu de « Il libro per la terza elementare » (1936)
https://www.storiadellascuolaitaliana.it/anno/1935_36/Libro/Libro%20della%20Terza%20Classe1935.pdf