Radicalité et complexité

Dans cet épisode, nous allons parler de radicalité de l’analyse face à la complexité des situations.

Il faut faire simple. Je comprends qu’il ne faut pas être simpliste mais, crois-moi, pour être efficace, il faut y aller franco.

Franco, c’est un peu dictatorial comme posture non ? Moi, à l’inverse je te dis que pour être efficace, il faut justement éviter d’y aller tête baissée. Je n’en peux plus des raccourcis rapides et des affirmations péremptoires, chef.

Pour faire bouger les lignes, je te dis qu’il faut être radical, et toi tu m’invites à la nuance ? Tu vas reculer crois-moi… Tiens, regarde Elon Musk. Un vrai décideur, lui.

Avec une serpe ou une hache à la main ? Revenons-donc à nos moutons. Alors, radicalité et complexité, c’est quoi l’histoire ?

On comprend aisément que l’urgence des situations, les prises de conscience soudaines ou le sentiment de la nécessité d’agir conduisent à ce que l’on ait intensément envie de « faire bouger les lignes ».

Surtout quand on se retrouve face à ce que l’on ressent comme des paradoxes. Ce fameux « en même temps », cher à certains, qui en effraient d’autres. On fait un choix pour aller de l’avant.

C’est alors qu’on adopte des postures radicales. Or, ces lignes qu’on veut justement faire bouger sont très souvent des lignes de fractures, c’est d’ailleurs pour cela qu’on les vit comme des paradoxes.

Le confort et les enjeux climatiques, la productivité et la qualité de service, la mission de soin et la rentabilité financière etc.

Mais en adoptant une posture radicale, on accentue la fracture qui résulte de ces forces en tensions. Face à des lignes qu’on veut faire bouger, qui sont souvent celles des autres en l’occurrence, la radicalité c’est un peu comme tenter de modifier la moyenne en ajoutant une donnée extrême à la série.

On n’est pas loin de la fenêtre d’Overton. Pourtant, en faisant cela, on renforce l’opposition entre ce qu’on voit comme contraires, donc on renforce les fractures qui en résultent et on en fabrique d’autres, en cristallisant les positions des uns et des autres.

Le problème de ce qu’on vit comme un paradoxe, ce n’est pas que ce sont des contraires, mais qu’on les voit comme tels.

On comprend le raisonnement de la posture radicale : l’urgence de la situation l’impose, on n’a pas le choix. Mais il ne faut pas confondre analyse, solutions et action. Or, la radicalité divise, là où il faudrait le plus souvent unir.

La radicalité est en effet par nature relationnelle : il n’y a pas de radicalité en soi mais une radicalité relative à la position d’autres.

Donc les séparations qu’elle définit constituent de fait des déclarations d’hostilités. Elle relève en quelque sorte de la conquête territoriale, du rapport de force. On sait ce qui en résulte inévitablement dans le temps.

Dans son ouvrage « le courage de la nuance », Jean Birnbaum cite ces mots de Camus, qui sont, à nos yeux, d’une grande actualité : « nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ».

Pourtant, les problèmes auxquels nous devons généralement faire face, et qui imposent de les résoudre plutôt que de s’inventer des adversaires, sont complexes et mobilisent des forces aussi nombreuses qu’interdépendantes.

L’image qui nous vient à l’esprit c’est celle d’un entrelacs de petites lignes de démarcation qui divisent le tout en une infinité de parcelles qui s’attirent et se rejettent. La radicalité pousse chacune d’entre elles à son extrême, elle démultiplie les conflits à l’infini. Elle ajoute des fissures aux crevasses.

La radicalité nourrit une vision parcellaire. Peut-être est-elle utile quand on passe à l’action et c’est un autre débat. Mais elle renforce la densité du problème dès lors qu’on la brandit en analyse et proposition de solutions.

On ne peut certes pas en vouloir à celles et ceux qui ont peur, de réclamer de leurs vœux des solutions simples et définitives et donc de se tourner vers elles quand on les leur présente avec force d’évidences et de formules chocs.

Le poids des mots laisse la place au poids des formules, le choc des émotions fait le reste. Tout cela est humain, les peurs des gens ne sont ni discutables, ni critiquables. Elles sont.

La formule d’Henry Louis Mencken, qu’on appelait le « sage de Baltimore » nous rappelle les limites de la radicalité de l’analyse : « il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse. »

La radicalité, se parant de la vertu de l’efficacité, défend le plus généralement une thèse unifactorielle, faute de quoi ses effets seraient amoindris par définition.

Elle offre ainsi une analyse réductrice des problèmes qu’elle prétend résoudre. Or, s’il y avait une solution simple et univoque aux problèmes complexes que nous devons affronter, y compris dans l’urgence, ça se saurait depuis longtemps !

Pour agir avec simplicité, il faut embrasser la complexité. La radicalité, elle, la divise et crée des oppositions qui n’existent pas. C’est tout l’enseignement de la pensée paradoxale de Smith et Lewis (2011).

Elle nous invite à prendre conscience et à accepter l’existence des paradoxes, ceux-là même qui peuvent pousser à une posture radicale, pour les transformer en opportunités.

C’est en quelque sorte une introduction à la complexité, à une vision holistique ou systémique des choses et de leur interdépendance, en considérant que ce que l’on oppose en étant radical est en réalité relié.

Alors au lieu de s’atteler à tirer sur les pôles, comme des aimants qu’on aimerait voir se repousser plus loin, on s’intéresse aux liens qu’ils tissent entre eux et dont la compréhension nous permet d’avoir une vision globale.

De cette vision, de cette compréhension, il sera toujours possible ensuite de choisir, donc exclure comme disait Bergson, pour privilégier l’efficacité de l’action mais en meilleure connaissance de cause.

En résumé, adopter une posture radicale dans l’analyse de problèmes complexes revient à accentuer les dissensions en polarisant les choses au lieu de tenter d’en comprendre les liens. Or, si l’on veut agir en simplicité, il faut d’abord comprendre la complexité.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.