La règle et l’élastique
Dans cet épisode, nous allons parler de règle donc de fraude, de lettre donc d’esprit de la lettre, et en tirer un enseignement pour le management.
La lettre et l’esprit de la lettre. Un vieux débat philosophique entre les tenants du respect de la loi à la lettre et les autres, convaincus qu’à force de tout prendre au pied de la lettre, on risque de ne pas respecter le sens de la phrase.
Adopter une attitude normative, indépendamment du risque de ne pas respecter ce pour quoi la norme a été pensée, ou, au contraire, se donner des marges de manœuvre réalistes en étant sincèrement guidé par ce qu’elle visait.
En entreprise comme ailleurs la question se pose, y compris à l’égard de règles informelles. Un thème d’autant plus important à comprendre que le contrôle, même dans sa dimension constructive, est au cœur de l’exercice managérial et des principes de gouvernance.
C’est donc une bonne raison de se poser la question. Alors, la règle et l’élastique, c’est quoi l’histoire ?
Avant de faire le grand saut, à défaut de l’être, commençons peut-être par deux évidences.
La première évidence c’est que la fraude est consubstantielle à la règle. Dit autrement, pas de fraude sans règle. Établir une règle entraîne donc nativement l’existence de son contournement.
Dès qu’une norme apparaît, la possibilité de la contourner apparaît avec elle. Un auteur fort utile en management sur ce sujet de la norme et de la déviance c’est Robert Merton (Merton Robert K. 1965), auquel nous avons déjà fait référence pour mettre en perspective sur le sujet de la santé mentale.
Norme et déviance sont donc inséparables. Celui qui crée une règle de plus doit donc y songer avant.
La seconde évidence, c’est qu’aucune règle ne prévoit toutes les situations et qu’il y a donc nécessairement des zones grises, du flou, donc de l’interprétation. Par nature.
Dans ces vides, ces ambiguïtés et marges d’interprétation, le fraudeur a un terrain de jeu. Il cherchera la faille, la contradiction interne au système, les exceptions etc. C’est par exemple toute la différence entre la fraude fiscale qui triche et l’optimisation fiscale qui joue avec la règle.
On a donc deux incontournables. La r��gle crée la fraude et son imprécision crée un terrain de jeu pour la contourner. Dit autrement, la règle crée la possibilité même de la fraude et elle contient en elle ses propres zones de contournement.
On pourrait même ajouter qu’elle exprime un rapport de pouvoir qui suscite par nature des résistances et que cela peut faire naître des vocations chez certaines et certains mais c’est une autre histoire.
« Les lois sont semblables aux toiles d’araignées, qui attrapent les petites mouches, mais laissent passer guêpes et frelons. » affirmation attribuée à Jonathan Swift selon un site Internet de citations.
Ou à Balzac selon le même site Internet, comme quoi rien n’est jamais vraiment sûr… Surtout les citations. Mais au-delà des mots, revenons à la lettre et à son esprit. Quel enseignement tirer pour le management en entreprise ?
L’objet n’est pas ici de rappeler les conséquences de ces normes qu’on contourne en affichant toute sa conformité alors que personne n’est dupe du washing qu’elle permet. On a déjà souvent abordé cela.
L’objet c’est de revenir à la question du management qu’on va caricaturer en 4 mots. Délégation, autonomie, contrôle et confiance.
Dit autrement, confier une responsabilité à quelqu’un qui accepte de l’endosser. Délégation. Donc lui donner un cadre à l’intérieur duquel il s’autogouverne. Autonomie.
Puis s’assurer si les résultats attendus sont au rendez-vous ou s’il faut infléchir le tir. Contrôle. Selon un maillage qui dépend des caractéristiques de la personne. Confiance.
Tiens, c’est l’occasion d’une parenthèse. L’adage « la confiance n’exclue pas le contrôle » beaucoup ne le comprenne pas bien. Cela veut dire que la confiance en la personne n’exclue pas le contrôle de ses résultats. Pas le contrôle de la personne. On ferme la parenthèse.
4 mots pour exprimer ce qu’est le management. Avec un socle, celui de la confiance. Or, celle-ci commence par le respect des règles. Voilà en quoi le sujet nous intéresse.
D’abord sur le plan de la peur viscérale du manager, celle de ne pas contrôler la situation, de ne pas savoir ce que son collaborateur fait. La peur est peut-être légitime, après tout une peur c’est une peur.
Mais elle peut reposer sur un préjugé. Si mon collaborateur a de la liberté, il va en profiter pour tirer au flanc. Il faut vraiment avoir une courte vue pour ériger cela en principe.
Au-delà du préjugé, qui constitue le premier problème, c’est ensuite la réponse qui en pose parfois un second. Sur-contrôle, micro-management, tendance au flicage. Le management du travail à distance est d’ailleurs un bon révélateur des deux.
Retour à un vieux management par l’autorité, non pas celle de l’auteur, celui qui crée, encore moins celui de la hauteur… de vue, mais celui qui passe par la règle, à la lettre et le contrôle pointilleux.
Non seulement le rapport de pouvoir qui s’installe incite à la résistance et donc à la déviance, à la fraude. Pas terrible ni pour la confiance, ni pour les résultats souhaités.
Mais en plus, comme j’en rajoute une couche – me disant que si je ne contrôle pas tout alors il faut une règle de plus – je crée les conditions supplémentaires de nouveaux contournements.
Pire encore, me réfugiant dans l’autoritarisme plutôt que l’explication pour les zones de flous, j’enfonce le clou.
Plus tu fliques, plus ça triche. Plus tu contrôles par la règle, plus tu crées les conditions du contournement. Plus tu choisis l’autoritarisme, moins ça comprend. Voilà un joli cercle qui n’est pas bien vertueux.
La règle en management, c’est le cadre de délégation, le mandat et ce sur quoi on s’est mis d’accord quant aux attendus, aux marges de manœuvre, à ce qui guide l’action etc. autant dire que cette règle commence par son explication.
Dit autrement, non pas le rappel à la loi mais la pédagogie qu’elle suppose pour en comprendre non pas la lettre mais l’esprit. Puis il y a les zones grises. Toute une question d’élasticité par rapport à la règle.
Le voilà l’élastique. C’est là encore une question de pédagogie, pour que l’intention de la règle soit comprise et serve de guide aux arbitrages quand le cas particulier est flou.
Manager c’est donc expliquer le sens de la règle et la manière dont on gère ces interstices ? Toute une affaire de pédagogie du jusqu’où on peut aller. C’est le sens même de ce qui forge l’autonomie professionnelle.
En résumé, le recours autoritaire à la règle et à son contrôle pointilleux en management est contre-productif car la règle crée sa propre déviance et ses zones de flous. Il convient plutôt de faire la pédagogie de la règle et de son esprit pour qu’elle ne serve pas de prétexte mais de cadre.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.