Mascarade et dire vrai en entreprise
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur la possibilité de dire vrai en entreprise pour résoudre les problèmes concrets.
Entre les mots qu’on utilise pour dire autre chose que ce qu’ils désignent, les balivernes des pseudo concepts managériaux qui réinventent une roue qui a déjà tourné mille fois ou les déguisements à peine voilés, à quoi et à qui se fier ?
C’est tellement difficile de faire la part des choses, de discerner la réalité des situations, par nature complexes, pour tenter sincèrement de les résoudre… Pourquoi donc ajouter mascarades et boniments ?
On ne parle pas ici des boniments de ceux qui ont toujours quelque chose à vendre, beaucoup moins à dire. C’est après tout la loi du genre : quand il y a un marché, il y a des marchands et les marchands parfois disent bien ce qui les arrangent.
On ne parle donc pas de ceux qui ont quelque chose à vendre mais rien à dire mais des autres. Ceux qui ont quelque chose à dire, et peut-être pas grand-chose à vendre… Mais le peuvent-ils réellement ? Alors, mascarade et dire vrai en entreprise, c’est quoi l’histoire ?
Pour tout dire, si je puis dire, qu’entendons-nous par le « dire vrai » ? Dire vrai ce n’est pas dire LE vrai ! Dit autrement, nous ne parlons pas ici de celles et ceux qui croient et prétendent détenir une quelconque vérité sur les choses.
Le « dire vrai » c’est en effet autre chose. Ce n’est pas le sachant qui fait leçon. C’est plutôt celui ou celle qui, en toute honnêteté, sans intérêt ou agenda caché, dit ce qu’il croît sincèrement utile à celles et ceux à qui il ou elle s’adresse.
On est là dans ce que les Grecs anciens appelaient la parrêsia. En d’autres termes, une sorte de franchise et de liberté de parole, en faveur de ce qu’on pense être la vérité, sans prétendre la détenir, d’ailleurs.
C’est au fond exprimer sa conviction sur ce qu’est la vérité, parce qu’on croit sincèrement être utile à l’autre ou la société dans son ensemble. En français, la parrhésie est donc une licence d’expression.
Mais cette liberté-là ou cette franchise n’est pas tourné vers son propre intérêt mais plutôt celui du bien commun. C’est ce que rappelle Michel Foucault dans ses cours au Collège de France lorsqu’il dit de celui qui en fait preuve, et qu’il appelle le parrèsiaste, qu’il est « le diseur courageux d’une vérité où il risque lui-même et sa relation avec l’autre » (Foucault M., 1983).
Faire preuve de franchise donc et l’exprimer, quitte à prendre un risque lorsque cette vérité dérange celui ou celle qui détient un pouvoir sur soi, devrait être le fondement même de la vie d’une entreprise.
Soucieuse de résoudre les difficultés auxquelles elle est confrontée, l’entreprise devrait encourager, dans ses modèles managériaux, ses principes d’appréciation etc. ce qui favorise ce « dire vrai ».
Comment en effet comprendre et résoudre les problèmes, si on ne s’autorise pas ce dire vrai-là ? Ou alors, ce n’est pas la peine d’appeler de ses vœux l’esprit critique…
Accepter le débat contradictoire, sans entrer dans des conflits caducs, où chacun peut se transformer en parrèsiaste pour le bénéfice du bien commun devrait être une évidence…
Or, l’emprise des modes managériales, les confusions de mots et les mots valises, les éléments de langage trop façonnés, la croyance dans le pouvoir magique d’une IA qu’on totémise ou les entendements communs et raisonnements simplistes font tout l’inverse. Ils détournent du dire vrai. Ils enferment plutôt chacun dans un dire ce qu’on vous a dit comme étant vrai.
Peut-être aussi que le réel qu’on s’invente est plus confortable que celui qui risque bien de nous faire mal.
Au fond, il y a peut-être là aussi une des causes du mal-être au travail, quand ceux qui l’exécutent le vivent réellement – ce qu’on baptise pudiquement expérience collaborateur – et voient bien la mascarade à laquelle ils sont confrontés.
Ils mesurent à quel point les mots utilisés ne désignent pas la réalité telle qu’elle est et à quel point, dans certaines entreprises ou certaines équipes, il est difficile d’avoir la franchise de la dire telle qu’on la voit ou qu’on la vit.
Le phénomène est d’autant plus frappant, dans certaines entreprises, pas toutes et loin s’en faut, que des autrices en ont fait un livre à succès, comme avec « Radical candor » comme s’il y avait-là quelque chose de révolutionnaire là-dedans !
C’est bien-là le problème. Quand on commence à croire que la vérité qu’on nous montre dérange au point qu’il serait préférable, non pas de ne pas la dire, mais pire encore, de faire en sorte que cela ne vienne même pas à l’esprit de la dire.
La première étape de la brasse, on n’a pas le droit de contredire. La seconde, on fait en sorte que cela ne vienne même pas à l’esprit. Quand c’est à l’échelle d’un pays, on sait ce que cela donne.
En entreprise, en vérité, il est rare que cela soit un trait généralisé ou institutionnel, même si l’expérience montre que certains univers peuvent y être plus propices que d’autres, parce qu’on y a peur de la moindre vague par exemple, notamment parce qu’on est une cible désignée.
On peut trouver cela par exemple dans certaines entreprises cotées en bourse ou certaines institutions publiques ou parapubliques.
Ou parce que culturellement on est dans une forme de gouvernance où la recherche des équilibres, lorsqu’elle n’est pas confrontée à des inconforts qui la mettent en péril, peut se transformer en une certaine tendance à édulcorer le langage. On pourrait trouver cela par exemple dans certaines mutuelles.
Le plus généralement, c’est l’affaire d’équipes, ou de sous-ensembles liés à un manager ou un décideur dont les choix valorisent cet état de fait. Bien sûr, traits culturels, exposition au risque ou agendas cachés peuvent amplifier le phénomène…
Mais dans toute institution dont les rouages sont bien rôdés, il y a toujours des marges de manœuvre et des espaces de liberté, où l’on peut donc penser autrement et dire vrai…
Ce qui éveille notre attention, ce n’est pas ces microcosmes-là, liés à des situations particulières, mais leur généralisation plus vaste, notamment au travers des réseaux sociaux professionnels.
L’étalage d’un prêt-à-penser simpliste, d’une standardisation du vocabulaire, d’algorithmes qui façonnent les comportements, l’exposition fréquente au bullshit managérial comme au slop des réseaux nuit par définition à la capacité de l’individu à dire vrai.
Cela ne fait pas qu’irriguer les esprits. S’il devient de plus en plus difficile de faire entendre cette voix, les bonnes volontés viendront immanquablement à manquer. Parfois il arrive que même ceux qui sont investis de l’idée de faire progresser le bien commun baissent les bras.
Alors, à ce moment-là, l’idée de dire vrai ne viendra plus à personne et il ne restera plus grand-chose pour affronter la réalité des problèmes avec lucidité et discernement.
En résumé, préserver la possibilité de dire vrai, avec franchise et sincérité, en entreprise comme en dehors, est une condition nécessaire, peut-être pas suffisante, pour affronter le réel tel qu’il est et donc avoir une chance de résoudre les problèmes qu’il pose.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.