Severance ou la servitude volontaire
Cet épisode est le 2ème d’une série de podcasts qui portent sur les réflexions que la série Severance, nous inspire.
On ne va pas vous refaire le pitch de la série Severance ici, vous le trouverez dans le 1er épisode de cette mini-série.
Dans cet épisode nous allons parler de servitude…
On n’attire pas les mouches avec du vinaigre dit l’adage. C’est le principe du tue-mouche. Alors tes promesses, genre maison témoin du vendeur à gourmette, ça ne marchera pas avec moi.
Mais non tu verras, on fait des afterworks trop sympas avec la tribe, on est une vraie team ultra cool, semaine de 4 jours, travail à distance d’où tu veux quand tu veux, des avantages en tout genre, une culture de start up, et même des congés illimités, c’est toi qui décides.
Et mon équilibre vie pro vie perso c’est comment ? Parce que pour moi c’est important, j’y tiens beaucoup tu sais ?
Pareil, on met des frontières, pas de mail le week end, à 18H tu déconnectes no souci ! Tout est dans Slack et Trello tu y vas quand tu veux ! No pressure. C’est du collaboratif et inclusif ici, c’est pas invasif ! On a une charte managériale là-dessus !
« On m’appelle Zobi, Oui c’est moi la mouche » chantaient le groupe « négresses vertes »… Miel ou vinaigre ? Liberté ou tue-mouche ? Que va faire la mouche ?… Alors, Severance ou la servitude volontaire, c’est quoi l’histoire ?
Dans le 1er épisode de Severance, et on ne spoilera pas plus, on note que la dissociation résulte d’un choix. Les employés de Lumon industries ont donné leur consentement et comme tout consentement, rappelons-le, c’est libre et éclairé !
Ils ont librement choisi d’être dissociés. Librement car ils n’ont subi aucune contrainte. C’est leur choix. Et éclairé car on leur a expliqué les conséquences de leur choix. Ils ont donc consciemment choisi que leur conscience soit scindée.
On peut imaginer de nombreuses motivations et le désir d’une frontière bien gardée entre vie privée et vie professionnelle en est vraisemblablement une. Ce que nous voulons pointer ici c’est le consentement initial.
Qui conduit à ce qu’on obtienne ce qu’on a choisi mais avec les conséquences qui vont avec et qu’on n’avait peut-être pas bien vu au départ… En l’occurrence, l’entreprise décrite dans la série, Lumon Industries, a tous les atours de la dictature.
Comme dans le film Brazil par exemple où Sam Lowry mènait sa petite vie de pousse-crayon au ministère des Archives dans une bureaucratie totalitaire, Mark Scout, dans Severance est un employé modèle affairé au retraitement des données, tout attaché à sa tâche.
On peut se demander, comment un grand nombre d’êtres humains, en l’occurrence ici des employés, peuvent faire le choix, en toute conscience, d’un dispositif qui crée les conditions de leur asservissement.
C’est toute la question posée par Etienne de La Boétie au 16ème siècle, alors qu’il a à peine 18 ans, dans son fameux « discours de la servitude volontaire »… dans lequel il se demande au fond comment la liberté des personnes peut se retourner contre elles.
Il souligne l’idée que, si le pouvoir s’impose souvent par la force, il ne perdure que par la complicité plus ou moins consciente des sujets. En d’autres termes, il stipule l’idée que seule la servitude des personnes permet au tyran de maintenir son système.
D’un côté, tromperie et manipulation des uns, tiens par exemple les promesses utopiques d’un digital qu’on totémise, et de l’autre, le désir et à la crédulité de celles et ceux à qui elles sont distillées.
Demain on rase gratis brave gens, bienvenue dans un monde meilleur… Comme disait Eusèbe Salverte « l’histoire de la crédulité est peut-être la branche la plus étendue et, à coup sûr, l’une des plus importantes de l’histoire morale de l’espèce humaine. »
La Boétie évoque aussi la force de l’habitude comme facteur : « il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés »
Dormez brave gens, la routine nous sert, la « triste défaite » du quotidien qui émousse et engourdit la vivacité du regard critique.
Tous ces traits, débusqués par La Boétie alors qu’il était jeune, qu’on trouve dès Sénèque dans ses Épîtres, on les retrouve dans les dystopies et notamment dans les couloirs aseptisés et les rituels bien huilés de Lumon Industries.
Rien de nouveau donc sous le soleil, ni à l’Ouest d’ailleurs, si ce n’est une invitation à la vigilance, à l’esprit critique, à questionner nos propres crédulités… et donc à la résistance pour reprendre les mots de Gilles Deleuze. Mais c’est une autre histoire.
Une telle série, critique de la dictature entreprise fondée sur le contrôle des consciences… sur Apple TV, cela interroge. L’enseignement contemporain qu’on peut en tirer, à l’échelle de l’entreprise – nous n’irons pas plus loin – c’est donc de nous interroger sur nos propres aveuglements.
Le management contemporain, les discours marchands, les pratiques managériales douteuses, en usent évidemment si l’on veut bien faire preuve d’un peu d’indépendance d’esprit.
A ne pas y prêter attention, à ne pas tenter de les débusquer, par ignorance ou par paresse, ils créent les conditions de nos asservissements d’aujourd’hui et de demain. Si c’est une affaire de paresse, tant pis pour nous, nous aurons ce que nous méritons.
Mais l’ignorance peut et doit être combattue. « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. » écrivait Hannah Arendt. L’enjeu d’esprit critique est aussi un enjeu d’éducation et de culture.
En résumé, l’entreprise comme le reste peut être un espace de servitude, avec la complicité plus ou moins consciente et active de celles et ceux qui la subissent. Culture, doute et esprit critique constituent à cet égard les meilleurs remparts.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire