Le leader visionnaire qui ne manage pas

Dans cet épisode, nous allons rappeler à l’ordre un profil de décideur qui n’aide pas vraiment l’entreprise dont il a la responsabilité.

On voit bien cette figure messianique du leader qui inspire et sauve les autres. Celui ou celle qui ouvre la voie vers des cieux inexplorés, qui montre les étoiles aux autres, qui allume la flamme qui éclaire et qui embarque le corps social dans une aventure qui ferait rêver Corto Maltese.

Le corps social, ce corps dont les jambes pédalent derrière le grand leader qui brille de mille feux.

À défaut d’être sûr qu’il pédale dans le bon sens, car toute aventure entrepreneuriale est par essence porteuse de risques, ce ne serait pas plus mal s’il ne pédalait pas pour rien, à contre sens, en dépit du bon sens.

Or, parfois, certains comportements de décideurs, quand ce ne sont pas certaines croyances, rendent la vie impossible à celles et ceux qui, justement, font tout leur possible. Alors le leader visionnaire qui ne manage pas, c’est quoi l’histoire ?

L’univers des startups est parfois une véritable caricature. Comme s’il s’agissait d’un condensé de ce que l’on voit ailleurs, mais exacerbé car la taille et la vitesse le favorisent. Comme une sauce qu’on aurait réduite pour plus d’intensité gustative.

Parfois la sauce agréablement pimentée devient trop piquante une fois condensée. Elle fait mal au bide et on appelle cela expérience collaborateur. Au fond, ce dont il s’agit c’est d’aventure humaine – donc ce que vivent les gens – avec tout ce qui fait le charme des humains. Ou pas.

Plus c’est petit, plus le poids marginal d’une seule personne est important. C’est la première évidence. Surtout quand il s’agit du génie, celui ou celle qui a eu l’idée de départ. L’entreprise incarnée. Trop incarnée.

Parfois, en effet, la lumière du génie éclaire trop fort et pas toujours là où il le faudrait. Tiens, par exemple, le génie qui met son nez dans tout, omniscient, omnipotent, omniprésent, il ou elle est à toutes les manettes.

En voilà un de génie à qui il sera difficile de faire passer la main, quand, par exemple, le besoin d’une compétence plus organisée et gestionnaire pointera le bout de son nez car la croissance ou un projet de cession l’imposera.

Les ravages du créateur aveuglé par la formule miracle de ses débuts et qui mesure bien trop tard qu’on ne pilote pas une entreprise d’une certaine taille comme une petite en création.

Mais il y a aussi les ravages du profil inverse. Celui ou celle qui croît que sa seule lumière suffit. L’illuminé qui embarque, parfois bien d’ailleurs, mais qui laisse un vide abyssal derrière lui ou elle.

L’intention, le grand effet de manche, peut-être parfois de réelles bonnes idées, certes. Mais aucun rouage derrière pour enclencher la seconde. Ou, pire encore, des croyances sur la manière de manager qui conduisent justement à l’absence de management ou de toute forme de règle.

On imagine les effets délétères qui résultent d’un tel oubli des exigences de la vie professionnelle… comme si le talent présumé, ou même démontré, pouvait affranchir d’exercer le rôle de dirigeant avec sérieux.

On pense à ce créateur d’entreprise par exemple, vraisemblablement plus jongleur des fonds levés vite, et aussi vite reparti dans genre pas vu pas pris après une jolie culbute réalisée sur le dos d’un colosse aux pieds d’argiles.

Il dit à qui veut l’entendre que « le travail c’est fun » et que les processus c’est inutile, cela alourdit une machine qu’il veut le plus light possible. C’est son mantra. Plus léger, plus haut, plus vite, aime-t-il rappeler.

Résultat, aucun processus, des équipes techniques qui interviennent sur des bases en production, des tickets qu’on prend quand ça arrange ou quand ça plait. Un droit du travail dont on se tamponne au-delà du raisonnable. Bref, la foire à tout et surtout au grand n’importe quoi.

Ce n’est pas grave, on réglera cela au prochain afterwork sur un rooftop branché en guise de comité de direction ou de pilotage.

Pas sûr que cela serve durablement les clients. C’est le premier hic. Mais surtout, les gens qui bossent derrière… pour de bon… Ils font comment quand le grand génie change d’avis, lance un grand plan sur la comète comme on jette une idée en l’air à table, sans aucune idée, pour le coup, de ce que cela implique derrière.

Il ne délègue pas, il impulse, tu comprends, le génie des temps modernes. Il ne suit pas ce qu’il lance, il lance et ça retombe. Il ne manage absolument rien. La lumière du génie est au-dessus des contingences de la vie courante et se suffit à elle-même.

Je pense à cet autre exemple aussi, dont les croyances personnelles sur l’humain et la vie tournent aux pratiques ésotériques dont la belle petite entreprise à tous les traits de la secte. Le mélange des genres y est la norme tant il n’aime ni les frontières, ni tout ce qui nuirait à « ce qu’on fasse corps ensemble » pour reprendre son expression.

Il ne manque plus que des team buildings avec ateliers de peinture sur soi et sur les autres ou de courir tout nus dans la fôret en criant pour libérer ton moi profond en guise de réunion d’équipe et la panoplie est au complet.

A part cela, c’est une entreprise qui marche, comme elle peut, sur une jambe, celle de ceux qui bossent, comme ils peuvent, tant bien que mal. Mais pour combien de temps ? A quel coût humain ? Allez, tant que ça ne pète pas, c’est que ça roule.

La réalité dépasse parfois la caricature et la liste des profils personnels de leaders qui « leadent » mais qui oublient, consciemment ou non, ce qui va derrière comme si l’intendance suivait, on pourrait en faire une liste à la Prévert.

Une liste qui a peut-être l’hubris comme dénominateur commun. Cette ivresse qui rattrape vite les chefs à plumes. Les melons ça poussent vite au soleil. Or, ce n’est pas parce qu’on est petit et qu’on va vite, qu’il ne faut pas être sérieux et professionnel.

On va rappeler ici une petite histoire qu’on aime bien, qu’Elizabeth Gilbert, autrice du livre à succès « eat, pray and love » raconte avec talent dans une conférence Ted.

Elle nous rappelle que les Grecs avaient ce qu’ils appelaient des démons, une sorte d’entité, externe à eux, bienfaisante ou pas, qui les influençaient. En résumé, toi, petit humain, poussière d’étoile, tu n’es pas – à toi seul – ce qui explique tes réussites et tes échecs. Ton « démon » y est aussi pour quelque chose.

Les Romains n’appelaient pas cela des « démons » mais des « génies ». Chacun ayant son petit génie qui l’accompagne toute sa vie. Elizabeth Gilbert affirme ensuite qu’à la Renaissance, l’humanisme a, en quelque sorte, placé l’être humain au centre de l’univers.

C’est à ses yeux le point d’inflexion historique qui marquerait le changement entre dire « j’ai un génie » et « être un génie »… C’est à méditer quand on dirige. Et même quand on ne dirige pas.

C’est drôle. Là, on dit qu’il vaut mieux avoir qu’être – en l’occurrence un génie – pour garder l’humilité qu’impose tout travail créatif, sur d’autres sujets on affirme l’inverse en disant qu’il vaut mieux être qu’avoir.

Comme quoi, tout est affaire de trouver le bon ordre des choses.

En résumé, si diriger comporte inévitablement une dimension de leadership pour fédérer et mobiliser le corps social, elle n’affranchit surtout pas d’agir en manager responsable donc soucieux des conséquences.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.