On veut des coupables
Dans cet épisode, nous allons parler de cette tendance, en entreprise comme ailleurs, à chercher des coupables plutôt qu’à résoudre les véritables problèmes.
Marcel Pagnol disait que « Les coupables, il vaut mieux les choisir que les chercher. » Grande tradition, en cas d’échec mais aussi quand on veut faire passer des transformations, que de désigner un coupable, externe de préférence.
On désigne du doigt ce qui nous arrange. Parfois sans mauvaise intention d’ailleurs. Peut-être tout simplement par paresse. Comme à l’école dans la cour de récréation, « ce n’est pas moi m’sieur, c’est lui »
« C’est celui qui le dit qui y est »… On n’est pas sorti ni des ronces, ni de l’auberge, car l’entreprise prend parfois tous les atours de la cour de récréation. Alors, on veut des coupables, c’est quoi l’histoire ?
Bien sûr c’est une vieille rengaine et chacune et chacun d’entre vous le sait. Personne n’est dupe bien sûr. Tout le monde sait bien qu’agiter le spectre du méchant du dehors c’est un truc vieux comme le monde.
Qu’il s’agisse de voir le petit défaut de l’autre plutôt que le sien qui pète au milieu de la figure comme de trouver un bouc-émissaire facile ou de s’empresser de désigner un coupable tout trouvé plutôt que de s’attaquer au sujet… Tu as raison : personne n’est dupe.
Donc on va nous dire qu’on enfonce des portes ouvertes. Ce « c’est évident » prononcé avec le léger dédain de celui ou celle qui sait.
Celui ou celle qui sait n’est pas dupe bien sûr. On ne lui fait pas le coup de pointer du doigt l’erreur d’arbitrage ou l’état du terrain pour ne pas avouer qu’on a perdu parce qu’on a été moins bon.
On ne la le lui fait pas. Parce qu’il sait. Il ou elle reste étanche aux influences, à la publicité mensongère, peut-être même à la désinformation.
Mais puisqu’il sait, on pense notamment au microcosme de l’entreprise, pourquoi laisse-t-il faire ou dire ? Aurait-il oublié cet esprit critique aux vestiaires ou y a-t-il d’autres raisons ?
Pourquoi le monde contemporain serait-il, par exemple, tellement plus incertain que celui d’hier ? On parle ainsi de permacrise, notamment comme moteur des transformations nécessaires à nos entreprises.
Le fameux monde VUCA des militaires américains. Mais est-il réellement plus incertain ou complexe que celui d’il y a ne serait-ce que 20 ans ? Pourquoi on ne s’interrogerait pas aussi, ou plutôt, sur notre propre capacité à accepter cette incertitude ?
Plus d’incertitude ou une plus grande aversion au risque ? Incertitude galopante ou aurions-nous perdu notre capacité à « danser jusque sur le bord des abîmes » pour reprendre une formule de Nietzsche ?
Ah le monde du dehors, ce vilain coupable qui nous oblige à transformer le monde du dedans, qui n’a peut-être pas tant envie que ça de changer. Du moins, pas sur tout. Pas sur les mêmes choses.
Tiens, j’ai un autre coupable, un des plus faciles à désigner. Le manager intermédiaire. Ah les managers sont devenus fous nous disait-on, devenus des robots obsessionnels du command and control, champions de la bureaucratie et de la conformité, garde-chiourmes en puissance.
Tiens donc ! Ils manquent tellement de ce courage élémentaire dont tout observateur est naturellement doué, surtout quand il regarde cela de loin avec la naïveté ou le cynisme, de celui ou celle qui méconnait les principes profonds qui régissent ce qu’il observe.
Ou qui les connait si bien qu’il ne veut pas les remettre en cause, soit parce qu’il en profite, soit parce que cela désigne d’autres coupables dont il aimerait qu’ils n’attirent pas l’attention.
Faut-il ignorer à ce point ce que sont les contraintes d’un manager dans une grande entreprise cotée en bourse pour le pointer du doigt ? A quel point faut-il être malhonnête intellectuellement, ou moralement, pour reprocher à des gens d’être précisément ce qu’on leur demande d’être ?
A moins d’être tellement ultralibéral à l’excès qu’on en a oublié les déséquilibres entre les parties prenantes et les asservissements qu’ils provoquent. Dérive d’un capitalisme ultralibéral sans contre-pouvoir ou manque de courage des managers intermédiaires ?
Un coupable facile en effet. Qu’à cela ne tienne, on va t’en trouver un autre. L’avantage de changer de bouc-émissaire ou de cible, c’est qu’on gagne du temps. Allez, dans la grande tradition du HR bashing on va désigner la fonction RH comme grande coupable.
Cette fonction RH responsable de tant de rigidités, d’obsession de la conformité, de cette inflation de la machine administrative… Mais n’est-elle pas le reflet de ce qu’on lui demande et de ce que nous sommes ?
Des institutions, entreprises du secteur concurrentiel ou pas, si craintives à l’idée du moindre risque qui ne serait pas sous contrôle qu’elles cherchent à tout cadenasser au point parfois d’être dans le déni de réel.
Or, le déni de réel, en l’occurrence, c’est une dissonance entre le travail prescrit et le travail réel. On parle des souffrances qui en résultent. Celles des gens qui travaillent et celle de leur manager de proximité qui sont pris entre les deux ?
Parce que laisser une marge de manœuvre pour adapter au réel, c’est aussi une prise de risque. Dommage ! Et si tu contournes, soit c’est « pas vu pas pris » et si « t’es pris » et bien… c’est pas nous.
Le risque de l’un ou la souffrance de l’autre ?
Peut-être aussi que cette fonction RH qu’on désigne comme coupable ne fait que se conformer à une inflation des réglementations et normes en tout genre. Une inflation qui traduit peut-être aussi nos propres peurs.
Dans son « traité de la nature humaine » en 1739, l’écossais David Hume, a exploré les mécanismes humains face à l’inévitable ou intrinsèque incertitude de la vie. Bon en même temps les écossais ont toujours été aussi libres que l’air qui aère leurs kilts.
Stop je sens que tu vas chanter Flower of Scotland la main sur le cœur. Ce ne sont-là que des hypothèses, du grain à moudre pour honorer une expression qu’on aime bien. Juste de quoi aiguiser notre esprit critique.
En résumé, on connaît le tour de passe-passe qui consiste à trouver un coupable désigné ou un bouc-émissaire. Mais si l’on n’est pas dupes, pour quelles raisons certains courants de pensée en entreprise prolifèrent autant malgré les évidences ?
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.