L’alternance entre apprentissage et bridage
Dans cet épisode nous allons nous demander si brider un alternant au motif qu’il ou elle est en phase d’apprentissage est une bonne idée ou pas.
Oh l’apprenti, tu apprends donc ne moufte pas. Estime toi heureux d’être là, déjà… Tu ne vas pas en plus la ramener avec ton avis sur tout !
Oui chef, j’apprends tu as raison. C’est même le principe tu vois quand on débute. Même toi, il a bien fallu que tu démarres non. Bon c’est loin et tu ne t’en souviens plus… Oups
Je t’ai dit, ton avis, ce n’est pas la peine de le donner ! Compris ? Moi je sais, toi tu observes, en silence !
Tu crois vraiment que c’est une bonne idée ? Alors, l’alternance entre apprentissage et bridage, c’est quoi l’histoire ?
Ce n’est pas la peine, ici, de rappeler le principe de l’alternance, on le connaît tous. Un coup la tête en entreprise, l’autre dans les études. Et ici comme là, tu apprends. Tu alternes entre apports plus théoriques et exposition à la pratique.
Deux jambes pour avancer au même rythme dans une même direction. Deux bonnes raisons, donc, de recommander ce modèle.
Mais, si ce mode de fonctionnement est bénéfique pour tout le monde, il n’est pas rare que certains alternants formulent la critique qu’ils se sentent bridés en entreprise.
En d’autres termes, l’entreprise ne leur laisserait pas toujours suffisamment la voix au chapitre, au motif, explicite ou implicite, qu’ils apprennent.
Alors d’aucuns verront peut-être dans cette critique le caprice de jeunes qui veulent tout révolutionner ce qu’ils découvrent mais d’autres s’interrogeront peut-être aussi plus avant sur ce qu’elle révèle.
La question n’est pas aussi anodine qu’il n’y paraît en effet. Elle ne relève pas du seul sujet du confort ou de la satisfaction dudit alternant. Après tout, apprendre cela demande toujours des efforts, là n’est pas le sujet.
La question que cela pose, on peut la formuler ainsi : est-ce que le fait d’être en phase d’apprentissage légitime ou pas qu’on n’écoute ni ne tienne compte de ton avis ? Or, si cela peut sembler un peu tarte à la crème, cela renvoie à des réflexions plus profondes.
Notamment sur le rapport entre connaissance, intelligence et sagesse par exemple. Ce n’est pas tout à fait les mêmes trucs tout ça, sinon cela se saurait depuis longtemps… Si seulement l’accumulation de connaissances était gage d’intelligence de comportement… Ce serait si facile.
En fait, la première étape de la brasse, c’est que le fait de ne pas connaître quelque chose, en l’occurrence un métier et l’entreprise dans laquelle on le découvre, ne signifie pas qu’on est incapable de faire preuve d’intelligence.
Tiens, c’est même parfois ce que d’aucuns professionnels patentés et installés appellent de leurs vœux : l’esprit critique.
Le questionnement, source d’un potentiel débat contradictoire, parfois salvateur, souvent fécond. À quoi servirait sinon les « rapports d’étonnement » ? Le fait de ne pas connaître, de ne pas savoir, n’interdit en rien l’étonnement.
Ah il serait donc moins autorisé cet étonnement là qu’il ne bénéficie pas de l’expérience qui le légitime ? Mais pourquoi donc ?
Brider, par principe, un alternant, c’est se priver de cet œil neuf, celui du profane, celui qui pose la question que plus personne ne pose et qui est, parfois, justement exactement celle qu’il faudrait se poser.
Pas toujours, certes. Mais rappelons ces mots de Jean-Baptiste Say « l’ignorance est attachée à la routine, ennemie de tout perfectionnement »…
Il ne s’agit pas de cette routine qui peaufine le geste à force de répétition et d’entraînement, quand il s’agit d’aiguiser une lame, fendre du bois ou lisser de l’enduit, mais celle qui ressemble à des œillères, qui enferme dans une forme de certitude peu propice au progrès.
L’alternant, dont le regard n’est pas encore pollué par l’habitude, « ce confort mortel » comme disait François Mitterrand, il ou elle est peut-être justement très bien placé pour apporter ce regard neuf sur les choses.
Un nouvel éclairage sur une même scène que l’on joue depuis des lustres et qui, soudainement, laisse entrevoir des choses qu’on ne voyait pas ou plus. De nouveaux reliefs. De temps en temps, cela fait du bien.
Alors évidemment, la question c’est celle du temps en temps. En la matière comme en d’autres c’est une affaire d’équilibre, de nuance.
Dit simplement, le jeune couillon qui veut tout révolutionner parce qu’il vient de découvrir 3 trucs et a appris 4 machins à l’école, comment dire… Exprime toi mais bon, ça va bien.
Mais à l’inverse, se priver systématiquement de la richesse de la candeur, du regard neuf, c’est dommage pour deux raisons.
La première c’est prendre le risque de passer à côté d’une bonne idée ou d’une remarque utile. Pas la peine en l’espèce de venir se plaindre ensuite sur l’innovation avec tout un discours sur le droit à l’erreur.
Et la seconde, c’est de frustrer des gens dont parallèlement l’entreprise cherche le plus souvent à s’attacher les services, a fortiori en période de pénurie de main d’œuvre. Alors peut-être mieux vaut-il pas commencer en les décevant systématiquement.
En résumé, ne pas donner une certaine voix au chapitre à des jeunes en alternance au motif implicite qu’ils sont en phase d’apprentissage c’est se priver d’un étonnement potentiellement source de progrès et nuire à la motivation de personnes qu’on peut avoir besoin de recruter.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.