L’informatique et le râteau à merdes

Dans cet épisode nous allons parler de projets informatiques et révéler justement ce qu’ils révèlent parfois.

Ah les charmes et les méandres des grands projets informatiques qui secouent toute une organisation pendant des années, durant lesquelles les têtes tombent à mesure qu’on s’enfonce dans les trous budgétaires…

Et qu’on s’enlise dans des délais qui n’en finissent plus de s’étendre, quand bien même ayons nous accepté à corps défendant et à répétition des baisses significatives des ambitions de départ.

C’est à croire qu’à force de vouloir ratisser trop large, on se prend un râteau parce que le projet est devenu un râteau à merdes. Alors, l’informatique et le râteau à merdes, c’est quoi l’histoire ?

Les grands projets informatiques, du type ERP par exemple, sont toujours porteurs de grandes ambitions et on leur assigne toujours des objectifs élevés. C’est comme cela depuis des années.

Des projets au ROI annoncé tellement ambitieux qu’on en fait le roi incontesté des projets, et avouons qu’un roi incontesté c’est rare. En somme, et surtout celles qu’on dépense, le projet pharaonique et les travaux d’Hercule mélangés.

Oui une odyssée homérique que certains voient comme un projet purement technique, aussi mécanique que les rouages d’une montre Suisse, en oubliant peut-être un peu trop que lorsque ça tourne, ça frotte et que quand ça frotte, ça s’échauffe, surtout celles et ceux qui y oeuvrent.

Commençons par une précision. Qui dit grand projet informatique de ce type dit de fait standardisation des manières de faire, normalisation de processus métier existant ou mieux encore mise en place de processus là où le flou artistique régnait.

Le plus généralement cette forme de normalisation du travail prescrit et de ce qui le nourrit, des flux d’informations assortis de décision par des acteurs avec des droits et des rôles, présente une caractéristique : elle navigue transversalement entre les silos de l’organisation.

Bien sûr on attend des bénéfices de cette standardisation et prétendue fluidité trouvée grâce à une machine collaborative. C’est précisément ceux-là qu’on espère et qu’on survalorise régulièrement parce qu’on les fonde sur des appréciations qui oublient le plus souvent la réalité de la vie.

C’est-à-dire celles des gens qui la font, en l’occurrence en travaillant, avec les résistances, les errances et les erreurs, les bonnes et les mauvaises volontés quand ce n’est pas les incompétences qui les caractérisent. Ah les charmes du fameux facteur humain que le technicien occulte presque systématiquement.

Ou dont le technocrate comme le cowboy pense qu’on peut s’en affranchir. Dans le registre, ça passe ou ça passe. On met en place l’outil et ils n’auront pas le choix, ça s’alignera. Il faut bien être naïf pour croire que la règle s’impose d’elle-même et transforme les comportements.

Car entre la norme et la vie, celle du terrain, du réel et bien la vie revient toujours dans le nez, d’une manière ou d’une autre. Et quand on impose sans convaincre le plus généralement au bout du compte ça contourne. Et hop la mémoire informationnelle de ta boîte que tu croyais stockée dans ton datalake se retrouve dans les fichiers Excel de Pierre, de Paul et de Jacques

Parce qu’ils se sont démerdés pour que ça marche mais pour eux, pas nécessairement comme tu l’as pensé pour eux à leur place. Bref, l’éternel combat entre la norme et la vie, entre le standard et le terrain, qui demande à ceux qui pensent la norme de ne pas oublier de prendre en compte la vie.

Et ça encore, c’est quand le projet tourne (parfois carré, parfois en rond) dans tous les cas en mode run comme ils disent. Mais avant il a fallu courir pour en arriver là car c’est un long parcours du combattant qui présente à nos yeux une caractéristique intéressante.

Celle du râteau à merdes et au pluriel car les merdes c’est peut-être pas comme les emmerdes ça ne vole pas en escadrille comme disait Chirac mais ça se ramasse à la pelle.

Alors-là tu m’as perdu. Tu disais râteau pas pelle ?

Bah oui. Pour pouvoir les ramasser à la pelle il a bien fallu les râtisser donc avec un rateau pour les remonter et en faire un joli petit tas… le plus souvent indémerdable.

En substance, ce type de projet qui vise par nature à industrialiser des processus métier donc à une plus grande standardisation, notamment transverse, cela a en effet plusieurs effets. Le premier c’est que cela révèle de fait l’état des lieux.

Et alors sautent aux yeux les trous dans la raquette, les pseudos processus branlant qui marchaient tant bien que mal grâce à l’huile de coude de celles et ceux qui en compensaient les imperfections, les passages de témoins hasardeux entre métiers

Avec leur lot de multiples saisies, de doublons et d’erreurs en tout genre, d’absence de centralisation de l’information, de flou généralisé dans qui assure la mise à jour des référentiels quand il y en a, ou la multiplication des mêmes référentiels qui conduit à ce qu’aucun d’entre eux ne soit plus référence de rien, etc.

Bref, cela remonte donc les merdes qui justifient donc pleinement la raison pour laquelle que tu industrialises, donc CQFD. La mise en œuvre du projet révèle aux yeux de toutes et tous les insuffisances qui ont motivé l’existence même du projet. En d’autres termes, pour nettoyer la merde il faut bien la ramasser !

Seulement voilà, cela ne remonte pas que ces merdes d’ordre technique, c’est-à-dire de ce qui relève finalement de trous dans la raquette, cela remonte aussi la réalité des autres insuffisances internes.

A savoir, celles des compétences et incompétences internes, des bonnes et des mauvaises volontés, de la culture réelle qu’on suppute mais qu’on occulte derrière de grands mantras, celles des territoires bien gardés avec leurs barbelés et des guerres picrocholines qui en résultent, à commencer par celles des chefs à plumes.

L’information c’est du pouvoir disait-on. Fut un temps où celles et ceux qui étaient mus par leur seul intérêt plutôt que par la réussite de l’entreprise distillaient l’information à qui de droit et au compte-goutte.

L’informatique devenant transverse, les guerres se sont déplacées. Elles ne portent plus sur l’eau qui coule dans les tuyaux, mais à la source, à la maîtrise des robinets et des tuyaux eux-mêmes. Le terrain de jeu de la guerre est passé de l’information à celui de la gouvernance des systèmes qui la régissent.

Mettre en place un grand projet informatique c’est remonter toutes ces réalités, telles qu’elles sont, comme si, au fond, l’informatique par la froideur de ses processus dévoilait ce qu’on est… vraiment, et que l’on cachait parfois un peu trop.

Mais au bout du compte, ne doutons pas un instant que si la mise en œuvre d’un grand projet informatique, véritable râteau à merdes, révèle ce que l’on est, in fine, la résultante, c’est-à-dire le projet lorsqu’il sera déployé et les outils utilisés, ne sera que le reflet de ce que nous sommes.

Parce que si les outils peuvent contribuer à enclencher certaines transformations, les véritables transformations sont d’abord culturelles, et là, le temps de l’être humain n’est plus celui de l’informatique ni de la vie des affaires, mais bien celui d’une longue sédimentation.

Alors, celles et ceux qui souhaitent sincèrement que le projet marche doivent d’une part savoir trier ce que ratisse le râteau, ou, en d’autres termes, faire preuve du discernement qui consiste à accorder à chaque merde qui remonte le degré de puanteur qui lui convient.

Et, d’autre part, nettoyer correctement ce qui doit l’être au lieu de le planquer sous le tapis, car aucun tapis n’a jamais préservé des odeurs de ce qu’il dissimule et qu’il y aura bien toujours quelqu’un un jour pour le soulever.

En substance, à ne pas tenir compte du facteur humain et de la culture, les directions de grand projet informatiques risquent bien d’occulter une grande partie de ce qui en fait le succès.

En résumé, la mise en œuvre des grands projets informatiques révèle la réalité des situations professionnelles mais aussi celles des compétences et de la culture internes parce que la normalisation qu’ils imposent bouscule et met à jour ce qui est immanent.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.