Esprit critique, débat contradictoire et conflit

Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur l’esprit critique en entreprise et ce qu’il peut supposer de capacité à accepter, voire favoriser, les débats contradictoires.

« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » disait Jean-Pierre Chevènement au point de s’appliquer à lui-même 3 fois sa propre règle, en 83, en 91 puis en 2000. Alors autant te dire que me contredire… comment te dire ?

Mais il n’est pas question de te contredire ou pas. Mais bien d’engager un débat contradictoire. Pas de savoir si tu as tort ou… si j’ai raison.

Puisque de toute façon, tu auras raison, je sais, je te connais cheffe. Mais en effet, tu as raison, la question n’est pas de savoir qui a tort et qui a raison, mais de chercher une vérité qui s’impose à tous.

Et le doute critique, le questionnement logique, comme la différence d’opinions, viennent nourrir cette recherche. « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. » écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle.

« Considérer le doute et la différence non plus comme une négation de ma vérité mais comme un début de progrès, une antithèse moteur d’une pensée plus féconde »…

Mais ce doute-là, si utile à l’esprit critique est-il possible dans le monde de l’entreprise ? Esprit critique, débat contradictoire et conflit, c’est quoi l’histoire ?

D’un côté, l’observation de la vie des entreprises n’incite pas toujours à penser que ce soit le lieu emblématique du débat intellectuel. On trouve même chez certaines d’entre elles des champions de la langue de bois, forgés à force d’éléments de langage bien appris, et des experts de la pensée unique.

Mais affirmer cela, si c’est évidemment vrai dans certaines entreprises, c’est occulter naïvement bien des choses. D’abord, toutes les entreprises ne sont pas les mêmes, loin s’en faut. Le grand groupe mondial coté en bourse sera toujours plus attentif à ce qu’aucune mèche ne dépasse que la PME du coin.

En même temps, la première est aussi ce qu’on appelle une « deep pocket », donc une cible, ça peut se comprendre aussi. Mais admettons. Mais à l’intérieur même d’une entreprise qui arbore tous les signes du contrôle à outrance, rien n’est homogène. Il y a toujours des dissidents, des zones d’expression dissonantes, des espaces de liberté parce que le business en a besoin et qu’on peut se le permettre.

Bref, ce n’est donc pas aussi simple que cela. Surtout si l’on veut bien entendre qu’il y a aussi à l’intérieur de ce type d’entreprise un décalage entre la vie de tous les jours, qu’expérimentent les managers de terrain, et la façade qu’il faut arborer, comme un masque vénitien que l’on porterait pour adopter la figure attendue.

Paradoxe : on ne peut donc pas écarter qu’il puisse ici ou là y exister un débat contradictoire. Mais allons plus loin en s’interrogeant sur un autre facteur limitatif. La peur des remous, la peur des conflits.

Dans certaines autres entreprises, la caricature qu’on a dépeinte a aussi son opposé, qu’on va aussi caricaturer. On y discute beaucoup, on cherche le consensus permanent, on débriefe sans cesse, on palabre, on échange beaucoup, on accompagne tout.

Vive le participatif et l’écoute… Mais parfois, dans ces entreprises-là, on n’aime pas les vagues. N’ont pas qu’elles soient cogérées, quand même, mais bon. Il ne faudrait pas que cela heurte les partenaires sociaux, un mouvement ce n’est jamais bon pour la carrière. Ou tout simplement, on ne veut pas de conflits parce qu’on ne les aime pas.

Aie. Le mot est lâché. Le conflit. L’affrontement. Quand bien même ne soit-il pas armé, le conflit dérange. Et on le comprend, il en ressort souvent des blessures inutiles et des traces indélébiles.

Mais diable en quoi un désaccord d’idées est-il un conflit. En quoi débattre est-il un affrontement ? Ne peut-il y avoir incompatibilité des intérêts et respect mutuel quand même ? Comme à l’issue d’un match de rugby, ce « sport de voyous pratiqués par des gentlemen » ?

Et après tout, au-delà des débats d’idées, les conflits, on aura beau chercher à les éviter il y en aura toujours, de fait. Des conflits d’intérêts, de territoires, de ce qu’on veut. L’enjeu alors n’est pas de chercher à les éradiquer à tout prix, y compris en occultant la possibilité d’un débat contradictoire.

Paul Ricoeur disait de la démocratie que c’est un « état qui ne se propose pas d’éliminer les conflits mais d’inventer les procédures leur permettant de s’exprimer et de rester négociables »[1]

Dit en d’autres termes, refuser de favoriser le débat contradictoire et sa richesse, surtout quand on invoque l’esprit critique comme qualité à développer, au motif implicite qu’on cherche à éviter les conflits, c’est perdre sur deux plans.

  1. On se trompe de cible, les conflits existeront et on ne les assumera pas plus. On ferait mieux de penser la manière de les réguler.
  2. Et on se prive de la richesse du débat d’idées donc on s’appauvrit.

Le mot conflit vient du latin fligere « heurter » et du préfixe « con » pour ensemble. Le conflit sonne alors comme une opposition qui fait mal. Deux fronts qui se cognent. Sa sonorité est pourtant si proche de celle du mot « confluent », s’écouler ensemble. Deux dynamiques qui en créent une troisième.

Et même dans un véritable gros conflit dont on sent que rien de bon ne sortira, les spécialistes de la négo vous expliqueront qu’il faut toujours laisser une porte de sortie honorable à l’adversaire, ne serait-ce que pour qu’il ne perde pas la face.

En d’autres termes, qu’on s’inscrive dans la verticalité stricte qui ne tolère pas la voix dissidente ou dans la fuite du conflit qui fait des vagues, on a tout à perdre de ne pas accepter et favoriser le véritable débat contradictoire, source de progrès.

Il est une condition sine qua non de l’esprit critique pour que cet esprit ne s’enroule pas et s’étouffe pas sur lui-même. Alors, lorsqu’on appelle cet esprit critique de ses vœux, comme soft skill que l’on estime désormais incontournable, on doit faire cet exercice de cohérence et s’interroger sur sa capacité à faire naître un débat contradictoire sain dans les équipes.

Faute de quoi, à étouffer le débat, le nourricier esprit critique devient vite un esprit DE critique, fort peu propice à la performance collective. Quant aux conflits, la vie de l’entreprise ne manquera pas d’en provoquer, qu’on le veuille ou non.

En n’oubliant pas que ce n’est pas un bon débat contradictoire qui provoque des conflits mais plutôt les conflits qui nuisent à la possibilité d’un débat contradictoire.

En résumé, développer l’esprit critique en entreprise demande à tout le moins de s’interroger sur sa capacité à favoriser l’émergence du débat contradictoire pour ne pas être en contradiction avec ce que l’on vise.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

[1] Ricoeur P. (2010) « Écrits et conférences 2. Herméneutique. » Paris, Seuil.