La facture et les fractures
Dans cet épisode nous allons parler du collectif comme facteur de succès des entreprises.
Et oui, pas de facture sans bonne facture. Dit autrement, si tu veux pouvoir envoyer ta facture et qu’on te la paye, il faut avoir réalisé un travail de bonne facture. Un travail bien fait quoi. Facture, du latin factura : la façon ou la fabrication.
Dit autrement, pour qu’une entreprise fasse des ronds, il faut qu’elle tourne rond et une entreprise qui tourne rond, c’est une entreprise qui fait un travail de bonne facture, faute de quoi elle ne tourne plus rond, elle tourne en rond puis tourne court.
Sauf que pour faire ce travail de bonne facture, on n’est pas tout seul. Entreprendre. S’y prendre à plusieurs. Entre nous, le préfixe « entre » dit tout. Entre nous ou « parmi nous » ou, à l’opposé, ce qui sépare, « entre deux mondes ». Que se passe-t-il donc quand ce collectif se fracture ? La facture et les fractures, c’est quoi l’histoire ?
La facture et la fracture, juste un R de trop, peut-être celui qu’une partie du corps social arbore avec le regard qu’elle porte sur l’autre, en mode la France d’en haut et celle d’en bas, salauds de riches et salauds de pauvre, méchants patrons et vilains syndicats. « Il est mignon monsieur Pignon, il est méchant monsieur Brochant ! »… Un peu con tout ça.
On ne parle pas de cette fracture-là, si ancienne et malheureusement toujours aussi vivace à certains endroits. Une fracture qui déchire deux mondes prétendument opposés et irréconciliables pour certains. Un peu comme une inexorable tectonique des plaques où dimension sociale, sociétale et politiques se mêlent et où les représentations corporatistes le disputent aux intérêts personnels.
Nous parlons ici des fractures de surface qui viennent scarifier un édifice déjà fragile. Elles sont parfois conjoncturelles mais laissent des traces ; On les croit conjoncturelles mais sont l’amplification de déchirures structurelles ; Elles sont parfois de moindre ampleur – des griffures plus que des déchirures – mais leur multiplication met la chair à vif, c’est-à-dire qu’elles réveillent et exacerbent les sentiments liés à des fractures bien plus profondes et destructrices.
Toutes, qu’elles viennent nourrir des déchirures préexistantes ou qu’elles s’y ajoutent, même légèrement, concourent par petites touches à fissurer un collectif essentiel à la qualité de la facture finale.
Sauf à croire bien sûr que l’entreprise performante ne dépend pas de la qualité de sa facture ou que la qualité de la facture n’a besoin que d’une association opportune de mercenaires aux intérêts bien compris, organisé par des processus techniques.
Or, ce n’est évidemment pas ce que nous croyons. Prenons quelques exemples de ces fractures pour illustrer le propos.
Commençons par ce qui a invité certains à parler de travail hybride, le développement du travail à distance pour certaines couches de la population active. Celles et ceux qui, de fait, n’y ont pas accès par leur métier y voient peut-être une forme de privilège consenti à d’autres. La question ne sera pas de savoir s’ils ont tort ou raison mais bien de tenir compte que c’est peut-être en effet leur sentiment, source potentielle d’un sentiment d’injustice peu propice à la cohésion collective.
Et oui quand les gars et les filles de l’usine qui passent voir celles et ceux qu’ils appellent « les bureaux » s’exclament le vendredi après-midi « tiens t’as vu y a plus personne y sont tous en télétravail » et bien que ces derniers y aient le droit ou pas n’est plus vraiment la question…
Prends aussi l’exemple de la bienveillance qui tourne à la complaisance, lorsque celles et ceux qui ne font pas leur part de job ne sont jamais sanctionnés et que les autres sont obligés de compenser, parce qu’investis pour le bien commun, et qu’ils y laissent leurs plumes et parfois leur santé.
On pourrait croire que cela part d’une noble intention, la bienveillance, mais mal comprise, elle devient un moyen parfait de détruire les solidarités minimales d’un groupe au point même de conduire à ce que les plus engagés finissent par baisser les bras.
Tiens, un autre exemple. La répétition des comportements inappropriés, les vannes à la con qui se répètent, qu’elles soient racistes ou sexistes ou je ne sais quel autre irrespect, et qui conduit au mieux à ce que les uns ou les unes ne supportent plus les autres.
Les discriminations rampantes, les petites phrases assassines, les impolitesses et les inélégances du quotidien qui, à force de ne pas être recadrées, finissent par ériger des barrières infranchissables entre les plus délicats qui s’effacent et les brutes qui imposent.
Pas sûr que cela contribue à la fluidité des passes et à l’engagement collectif tout ça en effet.
Même le digital dont on vante les atouts collaboratifs peut malencontreusement ne pas favoriser la collaboration en creusant des fractures sociales existantes, oubliant que tout le monde n’y a pas nécessairement accès, que tout le monde ne le maîtrise pas, y compris chez des jeunes ou des personnes exerçant des responsabilités.
Que dire aussi de la fracture entre celles et ceux qui sont au contact de la réalité du terrain, opérateurs comme managers directs, confrontés à longueur de journée aux injonctions contradictoires et les populations du siège qui pensent les politiques et les processus qui en résultent et s’appliquent aux premiers ?
Le charme des résurgences d’un taylorisme qui découpait verticalement entre celles et ceux qui pensent le travail et celles et ceux qui l’exécutent. À voir parfois l’inadéquation des processus à la réalité de l’activité opérationnelle, on se demande de temps en temps si celles et ceux qui ont pensé le travail ne l’ont pas plutôt exécuté et si ceux et celles qui justement doivent l’exécuter ne sont pas plutôt obligé d’en panser… les plaies.
Le manichéisme a de beaux jours devant lui en entreprise aussi : techniciens et commerciaux, tenants du chiffre et manieurs du verbe, pointilleux de la conformité et porteurs du business, Paris-Province, toutes ces distances qui finissent en territoires imaginaires et qui dressent les uns contre les autres…
Sans parler des différences de traitement, statutaires ou organisationnelles, tu sais quand tu fais le même boulot que ton voisin de bureau mais pas de bol tu n’as pas les 3 mois d’intéressement et de participation parce que tu n’es pas rattaché à la même entité juridique…
Ou que tu n’es pas dans la bonne bande, le bon clan, que ce soit le canal historique de ceux qui ont été rachetés ou de celui de ceux qui ont racheté, ou que tu sois dans un de ces métiers qui captent la lumière en oubliant celles et ceux qui font tourner la boutique en backstage.
Bref, des représentations binaires et simplistes aux préjugés, en passant par les petites iniquités du quotidien, à force de séparer au lieu d’unir, on se retrouve vite avec une multitude de petites saignées d’où s’échappe l’énergie vitale du collectif.
Or, qu’on le veuille ou pas, l’entreprise est une aventure collective. Son succès est collectif. Si l’on n’est pas vigilant à toutes ces petites fractures, qu’on ne cherche pas à les résorber et à tisser les liens qui font l’unité de tout groupe, aucun projet – même des plus fédérateurs – ne suffira.
Fut un temps où l’on parlait de relations humaines. Ce fut même le R de DRH. Ce mot de « relation » est peut-être plus que jamais essentiel et c’est l’affaire de tous et toutes, à commencer par les managers et l’ensemble de la hiérarchie. S’il y a bien là un dicton à mettre de côté c’est qu’il faut « diviser pour mieux régner » car l’enjeu n’est pas de régner mais bien de réussir collectivement.
En résumé, les petites fractures sociales ne sont jamais à prendre à la légère car elles sont cumulatives et peuvent amplifier des fractures plus profondes et parfois irréconciliables. Il convient donc à toutes et tous, fonction RH et management en premier, de veiller à tisser les liens et les relations qui unissent le collectif car c’est le carburant de la réussite.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.