Les cols rayés
Dans cet épisode nous allons aborder la question du malaise des cadres au travail.
On connaît le charme de la première gorgée de bière – petit plaisir minuscule si délicatement écrit par Philippe Delerm – et la bière, nous, on l’aime sans faux-col.
Oui, sans faux-col parce qu’on ne raconte pas d’histoire même si, en l’occurrence, c’est une histoire de col qu’on va vous conter.
Non pas parce qu’un col bien monté – et ce n’est pas une sujet vélocipédique – ça donne de la prestance, celle dont ceux qui se pensent au-dessus des autres aiment à se parer comme des coqs de basse-cour…
Cette montagne hiérarchique dont certains visent le sommet sans toujours être conscients qu’une fois le col passé ils redescendront aussi vite. Mais c’est un autre sujet.
Non, ce col-ci relève du code vestimentaire, du symbole, de la responsabilité, de l’autorité. Pas celle que les cheveux blancs vous confèrent, même si, comme disait Francis Blanche « plus on a de plis sur le front, moins on veut en avoir à son col ».
Le col dont on parle c’est le symbole de l’autorité hiérarchique, celle qu’on dessine dans des organigrammes. Le col dont la couleur fait le rang de celui ou celle qui porte la chemise.
Ici, il est bleu comme le travail, celui des mains sales, non pas de malhonnêteté mais du cambouis dont le blanc immaculé se tient à distance de peur de se salir.
Alors entre cols bleus et cols blancs, les cols rayés c’est quoi l’histoire ?
C’est une histoire qui n’est peut-être pas vieille comme le monde mais que je date du début des années 90. Quelques notes seulement peut-être à l’époque, qui dissonaient déjà dans la grande symphonie des affaires.
Quelques notes à peine audibles à l’époque, comme des signaux faibles, désormais devenue fanfare assourdissante.
À l’époque, alors que j’étais jeune consultant, un hebdomadaire nous avait commandé une étude sur le moral des cadres, dans la grande tradition des marronniers de la presse, du salaire des mêmes cadres aux régimes d’avant l’été.
À la lecture des résultats de cette enquête sur le moral des cadres, on leur avait suggéré comme titre, cette image, celle des « cols rayés ».
En substance l’enquête ne révélait rien de tonitruant si ce n’est cette forme de malaise, déjà installé à l’époque, de la population de cadres confrontée au sentiment de perte de leurs repères.
L’image qu’ils se faisaient, à tort ou à raison, de leur privilège de cols blancs s’effaçait déjà au profit d’un rôle d’exécutant, dont l’autonomie disparaissait peu à peu, au point qu’ils se sentaient presque devenus des cols bleus.
On connaît le « blues des chefs » c’est l’étape d’après, quand les cadres supérieurs, voire dirigeants, commencent eux aussi à souffrir des marges de manœuvre qu’on leur réduit.
Il y a 20 ans, François Dupuy dans son ouvrage « La fatigue des élites » avait largement souligné cette situation (Dupuy, 2005). Mais tout avait vraisemblablement commencé bien avant, le malaise des cols blancs devenus rayés en témoignent comme un vieux vinyle qui ne saute plus le sillon d’après.
Tout a commencé au premier niveau d’encadrement donc au statut cadre – que certains avaient peut-être bien obtenu comme un bâton de maréchal, au prix d’efforts, de concession et voire de compromissions, dont les prérogatives ressemblaient de plus en plus à celles des ouvriers.
Quand il s’agit de barrettes et de galons, de médailles ou d’étiquette, il en va bien sûr des représentations et des symboles et des sentiments qu’ils charrient. Peut-être même à l’époque aurait-on été tenté de regarder avec amusement la gesticulation de petits chefs perturbés de ne plus se sentir tout à fait chefs.
C’est le principe des échelles en effet. Ça monte mais ça descend aussi. Et pour continuer à filer la métaphore, tu peux mettre autant de barreaux que tu veux, ça ne change pas la taille de l’échelle.
Oui, hiérarchie et statuts d’un côté, mission et fonction de l’autre.
Seulement voilà. Ce qui aurait pu n’être qu’une petite histoire d’états d’âmes d’une catégorie sociale en mal de reconnaissance était vraisemblablement les prémices d’une lame de fond qu’on nomme aujourd’hui santé mentale chez les uns, expérience collaborateur chez les autres.
En écoutant attentivement cette complainte on aurait pu déceler l’une des causes du mal-être au travail. La réduction des marges de manœuvre pour résoudre les problèmes auquel on est confronté au travail.
C’est une critique qui a été formulée à l’encontre du taylorisme dès ses débuts. Or, en l’espèce ce qui aurait dû attirer l’attention à l’époque c’est ce constat de réduction de l’autonomie.
Un signe peut-être d’un modèle d’organisation qu’on poussait déjà un peu trop loin, avec les effets délétères qu’on connaît sur les collaborateurs, source de sentiment d’impuissance. Pour creuser le sujet, on vous renvoie au modèle de Karasek.
Finalement, ce qui s’est déroulé ces dernières décennies, et qui explique en partie où on est arrivé en termes de santé mentale au travail, c’est une réponse au besoin légitime de productivité en poussant un modèle taylorien toujours un peu plus loin.
Donc de moins en moins d’autonomie jusqu’à ce que cette réduction des marges de manœuvre touche de strates en strates hiérarchiques jusqu’aux niveaux les plus élevés.
On peut alors faire deux remarques sur ce constat.
La première, c’est que la quête de productivité, dont nous répétons qu’elle est légitime, n’est pas le seul facteur qui a conduit à mettre le travail en coupe réglée avec l’aide de processus et de digital.
Il y a aussi les dispositifs de normalisation qui n’ont cessé de croître augmentant par là-même les risques de non-conformité pour les entreprises, mais aussi une judiciarisation de la société qui les amplifie. Bref, un ensemble de contraintes qui n’a cessé de croître.
Le corollaire de cette première remarque c’est de se demander si ces contraintes, dont certains pays s’affranchissent plus que d’autres, souvent vécues comme un carcan par les entreprises, risquent de continuer à augmenter ou pas.
La seconde remarque c’est le corollaire de l’autonomie, celui de la responsabilité donc du risque. Après tout, ce n’est pas le manque d’autonomie en soi qui est une souffrance mais l’impuissance qui résulte de ne pas pouvoir résoudre les problèmes auxquels on est confronté.
Alors résolvons les en contournant ? On voit vite le dilemme cornélien arriver pour celui ou celle qui travaille. Est-ce à celui ou celle qui travaille de prendre le risque que l’institution-entreprise ne veut pas prendre ? On pose la question…
N’est-ce pas précisément pour la rémunération du risque qu’on paye l’actionnaire ? On se demande aussi pourquoi cette notion si structurante est si peu présente dans le discours managérial contemporain, mais c’est une autre histoire.
En résumé, les facteurs de souffrance au travail datent d’il y a longtemps et l’un d’entre eux réside dans la réduction de l’autonomie qui a gagné progressivement depuis des décennies toutes les strates hiérarchiques dans certaines entreprises, développant ainsi le sentiment d’impuissance des personnes.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.