L’IA gen et le syndrome Internet

Dans cet épisode nous allons nous interroger sur l’euphorie contemporaine sur l’IA générative en la mettant en regard de la démocratisation d’Internet il y a 20 ans.

Le charme de l’histoire… dont l’adage dit qu’elle se répète toujours deux fois… On le sait, le problème c’est ce sentiment qu’on n’en tire guère de leçons. Le savoir est cumulatif. Pas la sagesse. Dommage pour nous.

Si nous tirons peut-être que peu d’enseignements de nos histoires comme de l’Histoire, les deux laissent néanmoins souvent des traces, plus ou moins conscientes.

L’engouement, comme les peurs qui entourent l’eldorado contemporain de l’intelligence artificielle générative, n’y échappe peut-être pas. L’essor d’Internet à la fin des années 90 y est peut-être aussi pour quelque chose. Alors, l’IA gen et le syndrome Internet, c’est quoi l’histoire ?

On parle d’un temps que certaines et certains n’ont pas connu. Celui du début de la démocratisation d’Internet à la fin des années 90.

On n’aime pas trop le chauvinisme ici, mais rappelons quand même que la France était précurseur sur plein de sujets mêlant informatique et réseaux. Cela paraîtra aussi ridicule que désuet à nombre d’entre vous, mais le Minitel c’était l’un des premiers réseaux numériques grand public au monde, des années avant Internet.

On voit souvent la France comme un pays d’ingénieurs qui ne savent pas porter à l’échelle du grand public des innovations de rupture mais pour le coup cela en était une.

Wikipédia le souligne : les travaux de Louis Pouzin du réseau Cyclades dans les années 70, avec le concept de datagramme, c’est un peu l’ancètre du protocole TCP-IP et cela a inspiré les fondateurs d’Internet, Vinton Cerf et Robert Kahn. Pas mauvais la recherche non plus…

Pourtant l’impression que laisse la période 1995-2000 c’est celle d’une France – voire d’une Europe – qui arrive en retard, des milieux professionnels qui donnent le sentiment de tergiverser plutôt que d’y aller.

Pendant que les Américains, eux, ne donnaient pas l’impression de se poser la question. Ils l’ont fait avec les résultats qu’on connait aujourd’hui.

Ce n’est pas bien gentil de dire cela mais pendant qu’on a attendu 2011 pour faire Qwant qui reste minoritaire dans les usages aujourd’hui eux ils ont fait Yahoo éjecté par Google en quelques années et qui a dominé le monde en moins de 10 ans.

Dit autrement, un sentiment de retard à l’allumage, de trains qui passent et de ceux qui restent sur le quai, d’une incroyable capacité à se poser plus de questions qu’à avancer, etc.

On ne va pas médire mais si l’on en juge par le schéma français de gouvernance de l’IA proposé par le Gouvernement pour la mise en œuvre de l’AI Act, on peut se demander si notre tradition française de contrôle et d’usine à gaz administrative n’a pas encore frappé.

Le tableau de synthèse aurait besoin d’une IA pour s’y repérer en effet… Voilà qui va inciter, aider et accélérer l’innovation des entreprises en la matière. Non je rigole.

Puis la bulle financière des années 2000 et les effets qu’on connait. Les mêmes engouements hâtifs et craintes rétrogrades qui s’opposaient dans un concert de promesses exagérées et de peurs qu’on agite.

Que dire enfin de ce formidable espoir qui finalement nous animait toutes et tous secrètement, celui d’une démocratisation de l’accès à la connaissance, de généralisation d’un formidable potentiel créatif, bref, des bienfaits pour l’humanité !

Résultat des courses 25 ans plus tard ? Bulles informationnelles, déferlante de fake news, vie sociale réduite au scrolling… On n’est pas bien sûr que ce ne soit pas plutôt une des causes d’une formidable régression.

Est-ce que les mêmes phénomènes sont à l’œuvre – non pas grâce à l’IA générative – mais à sa démocratisation récente auprès du grand public ? Ce n’est pas impossible.

Même si notre regard sur les années Internet relève évidemment de la caricature grossière, cela mérite quelques comparaisons, quelques nuances et une question.

On retrouve bien évidemment les mêmes caractéristiques de toute démocratisation d’une innovation technologique perçue comme étant de rupture, avec tous les espoirs et peurs que cela suscite.

Les enseignements de la théorie d’adoption des innovations de Rogers (Rogers, 1995), comme ceux du cycle d’appropriation des technologies du Gartner (Gartner, 1995), sont certainement encore valables.

Nombre de paramètres sont vraisemblablement de même nature et on découvrira tôt ou tard les limites des espoirs démesurés qu’on nous a vendu, les vendeurs de pelles auront certainement gagné bien plus d’argent que les chercheurs d’or, etc.

Mais peut-être y a-t-il 2 nuances significatives à apporter.

La première réside dans le fait que l’ère Internet a peut-être laissé des traces. Pour une fois, aurions-nous peur de rater le train, quitte à monter dans le mauvais ou dans un train, celui de la course à l’IA générative, qui, pour reprendre les mots de Yann Le Cun « fonce droit dans le mur ? »

C’est tout le danger qui nous guette. C’est aussi la démonstration que tout grand choix d’investissement, surtout lorsqu’il implique des infrastructures dont l’échelle est colossale, comporte un risque parfois très structurant pour l’avenir.

Mais on peut imaginer que le syndrome du train raté à l’époque nous aveugle aujourd’hui et nous fasse partir trop en avance et pas dans le bon sens. Mais ce n’est qu’une hypothèse.

La seconde nuance frappante c’est que, cette fois-ci, les acteurs qui donnent le tempo de la danse ne sont pas des starts up innovatrices promises à un grand avenir comme ce fut en grande partie le cas à l’époque.

Ce sont désormais surtout des acteurs dont la domination à l’échelle mondiale est déjà établie et dont les moyens sont colossaux c’est-à-dire dans des proportions qui échappent au commun des mortels.

Pour se donner une idée. Le budget de recherche et développement de Google, ou plus exactement d’Alphabet sa société mère, était proche de 50 milliards de dollars en 2024 et de 45 en 2023 selon ses déclarations financières.

En 2023, la dépense intérieure de R&D de la France s’établit à 61,5 milliards d’euros en valeur, un tout petit peu plus en dollar à l’heure d’écriture de ce podcast. En gros, la dépense de R&D de Google à lui tout seul c’est presque celle de la France. Tout est dit.

Ces deux nuances significatives appellent une troisième remarque. Celle de la portée sociétale, dans la lignée des réflexions de Gilles Deleuze sur les autoroutes de l’information mais cette fois-ci il y a presque 40 ans (Deleuze, 1987).

Si Internet dès 2000, et les réseaux sociaux rapidement après, a bien sûr transformé la société civile alors qu’en sera-t-il d’outils dont on comprend aisément le potentiel de façonnage de l’information à grande échelle que chaque citoyen « devra croire » comme disait Deleuze.

Avec Michel Foucault, on pouvait aisément comprendre que l’enjeu c’était de laisser les gens dans la caverne. On les contrôlait par l’enfermement physique.

Mais l’IA générative ouvre-t-elle la voie à la possibilité de les laisser libres, y compris en dehors de la caverne, tant qu’on contrôle les ombres qu’on leur donne à voir et dans lesquelles ils ne peuvent voir que la vérité ?

On peut interdire au corps social telle ou telle chose pour le canaliser. On peut aussi faire en sorte qu’elles ne lui viennent même pas à l’esprit.

L’avenir nous dira ce qu’il en sera et chacun d’entre nous en portera une petite part de responsabilité.

En résumé, l’euphorie pour l’IA générative est peut-être amplifiée par la peur de certains de reproduire des erreurs commises au début d’Internet mais peut-être aussi dans son potentiel de façonnage de l’information et des esprits qu’elle possède à grande échelle.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.