Comment mesurer la valeur d’un sourire ?
Dans cet épisode nous allons nous intéresser à tous ces apports dans la vie professionnelle, difficilement mesurables et pourtant si précieux.
« Ne progresse que ce qui se mesure » voilà la vérité qui guide notre action, le mantra que nous gravons sur le fronton de notre siège, car ici ce qui nous habite, c’est la performance.
On les aime ces formules toutes faites, aussi péremptoires que simplistes. « Je veux réussir donc je vends, je vends donc je réussis ». La complexité d’un monde qui tient dans une formule.
Mais à la fin, cela devient un management exclusivement tourné vers des indicateurs devenus juges suprêmes, parfois détournés par tous ceux qui les subissent comme par ceux qui les imposent, tant la valeur qu’ils prétendent créer ne les intéressent que pour ce qu’elle leur rapporte, à eux, là, maintenant.
La valeur, sujet si complexe – même si on la réduit à sa seule dimension économique – dont on cherche à mesurer tous les constituants, ne se crée-t-elle pas en réalité elle-même d’un ensemble de facteurs tout aussi complexe ?
Des KPI aussi droits dans leurs bottes que les points sont sur les i aux gestes invisibles des radars des instruments de gestion… Qu’est-ce qui crée de la valeur, laquelle, pour qui, pour quand ? Comment mesurer la valeur d’un sourire, c’est quoi l’histoire ?
C’est l’histoire de ce qui ne se voit pas mais pèse parfois bien lourd. Ce qui échappe à nos instruments de mesure, à la rationalité de nos équations gestionnaires. On sait que c’est là, comme la matière invisible de l’univers, mais on n’en mesure ni l’ampleur, ni l’effet.
Tiens, prenons les fusions-acquisitions d’entreprise. On sait que nombre d’entre elles réussissent ou échouent parce que la sauce culturelle n’a pas prise. Pour autant, a-t-on vraiment cherché ne serait-ce qu’à en apprécier les ingrédients dans la longue et pénible phase de due diligences ?
Le « putain de facteur humain » comme disent les amis canadiens. Après tout, ce ne serait pas si grave que cela si cela n’expliquait que l’épaisseur du trait. Ce qui est à la marge peut bien rester à la marge.
Seulement voilà, il y a des situations, des activités dans lesquelles cette marge-là, même si elle ne représente pas tout le texte du récit à elle seule, c’est pourtant l’histoire qu’entendent et retiennent les gens.
On sous-estime tant l’intensité de l’informel… Quand ces mêmes gens, ce sont des clients ou des collaborateurs, par exemple, l’effet en bout de chaîne peut dépasser tout ce qu’on imagine, du moins tout ce que le joli collier d’indicateurs mesurait.
Ce qui fait le collier, ce ne sont pas les perles, mais le fil qui les unit. Pourtant, on ne le voit pas. Bref, la rationalité des processus de gestion se heurte parfois aussi à l’irrationalité de la décision du client, du regard du salarié comme du coup de tête du dirigeant.
Combien vaut, par exemple, une main posée sur une autre, celle qui souffre, avec ce regard qui rassure, dans un parcours de soin, par ailleurs asséché des exigences de la brutale réalité financière des établissements qui les prodiguent.
Peut-être un client qui revient ou pas. Un geste, une parole rassurante, un supplément d’âme dont aucun indicateur, même de satisfaction, ne traduit l’importance.
Comment mesurer la valeur de cette collection d’attitudes et de petits gestes qui ont construit pas à pas la confiance d’un client fidèle, qu’un seul faux-pas aurait peut-être fait partir à la concurrence ?
Comment apprécier la valeur de ce que donne ce manager de proximité, peut-être au-delà même de ce qu’il ou elle devrait, mais qui fait l’engagement sans faille de ses équipes, dont le succès de l’activité dépend ?
Sérieusement, on mesure ça à coups d’enquêtes et autres baromètres ? Monsieur Julien ou Madame Dubois prenait toute la mesure de l’amour de son partenaire de toujours au nombre de « je t’aime » qu’il ou elle lui prononçait chaque mois ! Tu fais bonne mesure, l’ami, mais tu passes à côté du sujet.
Les batteries d’enquêtes, où il n’est pas rare que la question induise déjà la réponse, les Net Promoter Score et autres échelles de recommandations, ce n’est pas parce qu’on démultiplie les mesures de ce que l’on peut voir qu’on apprécie ce qui compte à sa juste mesure.
Ce qui nous échappe, c’est d’apprécier toute l’importance d’un sourire. Non pas que nous soyons devenus insensibles au point de ne pas savoir qu’il est important ce sourire. Croyez-nous ou pas mais même les plus tâtillons des gestionnaires de lignes du papier millimétré ont une âme.
C’est l’importance du poids de ce sourire qui nous échappe. C’est de comprendre que c’est ce sourire-là, ni trop appuyé, ni trop discret, sincère et spontané, à ce moment précis, qui a fait non pas la différence mais toute la différence.
C’est de ne pas comprendre que c’est le cheveu dans la soupe qui a été déterminant. Pas la soupe.
On dirait le temps. Ce temps dont les scientifiques démontrent qu’il n’existe pas. Certains poètes l’ont intuité aussi. Et pourtant. Il n’existe pas mais c’est lui qui structure tout ce que nous faisons. C’est la même chose. La montre ne fait pas le temps. Le KPI ne fait pas le succès.
C’est difficile d’accepter l’idée que parfois ce qui compte le plus est précisément ce qu’on ne sait pas compter. Mais c’est l’histoire de la vie. Pas celle d’un papillon dont le battement d’aile a des répercussions inexplicables à l’issue d’une complexité fractale qu’on ne comprend pas.
Mais bien au contraire l’histoire d’un lien très direct, entre un fait et ce qu’il déclenche. L’histoire d’un regard qui change le monde.
Ce n’est pas l’histoire du détail qui tue. Car précisément cette histoire c’est l’anecdote, celle du détail qui, dans un heureux ou malheureux concours de circonstance, se transforme en facteur déterminant.
C’est au contraire l’histoire de quelque chose d’important, qui est le fait structurant, dont on peut même parfois intuiter l’existence et la nature, mais dont l’importance est telle, que toutes les mesures de ce que nous pouvons et savons mesurer en deviennent caduques.
C’est un peu comme chercher ses clés sous le réverbère car il y a de lumière. Une sorte d’effet de halo. On regarde ce qu’on sait mesurer au point d’en oublier, parfois, le plus important.
Chacun et chacune d’entre nous a certainement de multiples anecdotes qui relatent des situations où à couper les poils en quatre on n’a pas vu le mammouth qui les portait.
Quand ce qui compte est précisément ce qui ne se compte pas.
Bah c’est une évidence nous direz-vous et vous aurez certainement raison. Mais alors pourquoi est-ce là la norme de ce que l’on observe dans certaines entreprises ? L’illusion de la maîtrise et du contrôle de tout ?
Peut-être le gestionnaire honnête et bien intentionné verra-t-il la nécessité de comprendre le métier, la réalité du client comme celle du salarié, l’âpreté du terrain, l’imprévisibilité des événements.
Il y verra alors peut-être se dessiner entre les lignes des processus réglés de son papier à musique une mélodie qu’il ne saurait traduire en notes mais qui fait tout le succès d’une activité.
L’enjeu ce n’est pas la mesure du poids du merlin, de l’angle de frappe et de la taille du coin. L’enjeu c’est d’apprendre à lire le fil du bois.
Napoléon disait en substance qu’on n’apprécie pas l’intelligence d’une personne à sa taille de la tête au pied mais à celle des yeux au ciel. Ce n’est de la petite mesure dont il s’agit mais d’une autre mesure, celle qui bat dans les veines de celles et ceux qui travaillent, la mesure qui rythme le cœur des gens, celle qui forge l’âme d’un métier, celle du secret d’un tournemain.
Comprendre l’essence de ce qui fait l’activité invitera peut-être certaines à plus de mesure, peut-être aussi à accepter le sentiment que quelque chose leur échappe, mais qu’in fine, c’est cela qui bâtit des édifices durables.
En résumé, à vouloir tout mesurer au motif que ne progresse que ce qui se mesure on risque bien de passer à côté de ce qui ne se mesure peut-être pas mais dont on sait toute la valeur.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.