L’heure c’est l’heure est un leurre

Dans cet épisode nous allons prendre le temps de nous interroger sur le temps, et ce qui le marque, l’heure.

La petite aiguille marque l’heure de sa petite pique, comme on scarifie la peau d’un magret avant de le cuisiner ou comme on rétorque un bon mot pour coller un impétueux au mur.

Et pourtant on la donne, l’heure… À la bonne heure, c’est si généreux, ce sens du don que l’on retrouve…

Comme ce « temps retrouvé » dans lequel Marcel, celui qui aimait les madeleines, celles qu’on mange, écrivait « une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ».

Le temps que les poètes marquent parce qu’eux seuls le suspendent, quand il échappe aux autres, tout affairés à panser les plaies de cette petite aiguille qu’ils ont eu le malheur de croiser sans penser un instant, juste le temps d’un instant, lui donner quelques minutes en plus.

Eux, ils sont des hommes d’affaires. Donc ils sont affairés. Comme les femmes d’affaires, tout aussi affairées, et peut-être plus d’ailleurs, car, elles, elles ont affaire aux premiers, ce qui n’est pas sans heurts.

Pour ces gens qui ont beaucoup à faire, l’heure c’est l’heure. Une minute de soleil en plus et la petite aiguille crie déjà à l’oisiveté. Pourtant, l’heure c’est l’heure c’est un leurre. Mais c’est quoi l’histoire ?

À la bonne heure, c’est donc le temps de consacrer un moment à ce sujet de discorde. L’heure. Celle qu’on donne quand on nous la demande, pas de souci, je te la montre. Mais celle qu’on donne pour s’y retrouver à temps, qui te montre qui je suis, voilà un autre sujet.

Le sujet pourrait sembler puéril et pourtant, du président au contre-maître en passant par l’ouvrier et son apprenti, cela revient inévitablement sur la table comme si petites et grandes aiguilles ne suffisaient pas à accorder nos violons.

Arriver à l’heure, quand c’est l’heure c’est l’heure, bref. Vous connaissez l’histoire autant que les dictons. L’affaire pourrait être si simple. On a dit 8 heures. Bah c’est 8 heures. Quand la petite aiguille est sur le 8 et la grande à 12 pile.

Les adeptes des indicateurs et des normes en tout genre ne verront là aucune complexité, ni même la quelconque nuance. 8 c’est 8 comme 4 c’est 4. On ne va pas en faire toute une histoire. Mais voilà, tu rends déjà tout compliqué en disant que 8 c’est quand c’est 12, pile.

Tout le charme de l’histoire réside dans le pile. Pas celui de la face mais celui du poil, le poil qui surgit-là comme un grain de sable dans une horloge bien réglée. Être à l’heure c’est donc être pile poil à l’heure.

Ajustez donc vos tocantes à la manière de 007, à la minute près. Pour que le 12 soit bien sur le 12.

À la minute près ? Mais pourquoi pas à la seconde ou à la milliseconde ou à la nanoseconde ? Moi, 8H05 ou 8H je ne vois pas la différence. On calerait nos montres à la nanoseconde près, tu trouverais ça ridicule non ? Bah moi à la minute près, je trouve ça ridicule.

Tout est relatif disait Einstein c’est-à-dire relatif à un truc constant, la vitesse de la lumière. Et comme tu comprends aussi vite que l’éclair, le Flash McQueen des courses contre-la-montre, moi je te dis que pour un rendez-vous à 8H on se retrouve à 8 heures moins dix.

Nous ne prendrions quand même pas le risque d’arriver en retard. Prenons donc de l’avance, en cas d’imprévu.

La politesse des rois c’est de ne pas faire attendre comme ces fats qui font comprendre à leurs interlocuteurs que leur temps est moins précieux que le leur en arrivant systématiquement en retard.

« Moi, je fais attendre les gens pour leur faire passer le temps » disait Raymond Devos… En avance, on me considère comme un anxieux chiant, à l’heure comme un pointilliste au charisme d’un dessous de plat, en retard comme un fat arrogant qui dispose de l’autre sans vergogne.

On parle de la dimension culturelle de cette fameuse ponctualité ? Bon, on ne va pas rentrer dans les poncifs et les stéréotypes, mais il n’est pas si sûr que la montre des Suisses soit réglée comme celle des Italiens non ? A moins que ce ne soit ce que les Milanais disent des Siciliens ou les Flamands des Wallons ?

Qu’est-ce donc qu’une heure exacte si ce n’est celle qui nous unit ? L’heure exacte n’existe pas, c’est un leurre. Mais il y a l’heure juste, celle sur laquelle nous nous sommes mis d’accord.

Puisque l’aiguille ne suffit pas à accorder nos violons, mettons donc les nous-mêmes au diapason. Les choses sont ainsi parfois aussi simples que de se mettre d’accord. Or, tout le problème en vérité est là.

Trouver un terrain d’entente, quoi de plus difficile en entreprise quand tout est susceptible de devenir arme pour asseoir son pouvoir, son ascendant, son autorité ou, à l’inverse, préserver son territoire ou son espace ?

La ponctualité qu’on évoque ici n’est donc pas aussi simple que de dire « l’heure c’est l’heure » mais est un fait social. Celui qui traduit une harmonie ou celui qui traduit la domination de la contrainte de l’un sur la disposition de l’autre.

Entre harmonie et loi de la nécessité, un point de bascule, ou la ponctualité comme point d’inflexion. D’un côté, Calvinistes et puritains luttant contre la tentation de l’oisiveté, de l’autre Montaigne ou Ronsard, chantant les louanges de la liberté.

La manière dont on appréhende cette notion de ponctualité est une disposition propre à un groupe de personnes, et, par cercles concentriques, en résulte une acception plus ou moins partagée, du moins, de moins en moins dès lors qu’on s’écarte du cercle initial.

Il en va de la ponctualité comme de tous ces mots, non pas valises, mais qu’on brandit vite soit comme des « valeurs » soit comme des évidences qui n’en sont en réalité qu’une fois qu’elles ont été expliquées.

L’ordre et la discipline, face au temps comme à toute autre chose, n’est donc que celui qu’on a décidé, la question est de savoir à quel point on en a décidé ensemble et ce qui en est compris. S’il y a donc un temps à prendre, c’est celui de la pédagogie et des ajustements mutuels.

C’est dans ces temps-là que se forgent l’efficacité réelle d’un système, à la manière de l’huile dans les rouages, dont certains, sûrs de leur fait, pensent pouvoir faire l’économie. Ils partiront certainement à l’heure pile. Mais ils n’arriveront pas à bon port.

En résumé, la manière dont on considère la ponctualité est plus complexe qu’il n’y paraît car c’est en réalité un fait social qui témoigne d’abord de la capacité d’un groupe social à s’accorder sur une représentation commune.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.