Vive ceux qui ne pensent pas rond
Dans cet épisode nous allons nous intéresser à celles et ceux qui contournent les méthodes en vigueur dans une entreprise.
Moi, dans la grande tradition de l’exercice strictement vertical du pouvoir, je veux des salariés dociles, obéissants et surtout qui ne réclament jamais rien ! Au bureau, on m’appelle le Bernard Blier du management.
En plus tu préfèrerais qu’ils ne tombent jamais malades, ne fassent jamais la gueule, n’aient aucun état d’âme, j’imagine. Tu n’as qu’à faire tourner ta boîte avec une IA Gen… et tu verras.
En fait, je ne supporte plus ces gens qui passent leur vie à contourner les règles et les processus que j’ai décidés. Si je te dis que la bonne manière de faire c’est celle-ci, fais-le, end of story.
Si c’était, non pas la fin, mais le début d’une histoire ? D’une autre histoire. En l’occurrence celle qu’on a envie de vous raconter. Alors, vive ceux qui ne pensent pas rond, c’est quoi cette histoire ?
La réflexion qu’on a envie de vous proposer, comme du grain à moudre pour faire du bon pain, ce n’est en aucun cas l’apologie de celles et ceux qui trichent ou contournent les règles.
Surtout que la confiance, c’est la base de tout édifice social et que celle-ci repose aussi sur le respect de règles partagées. Le propos n’est pas là en effet mais sur le regard que nous portons sur les collaborateurs dans leur ensemble.
Sur nos paires de lunettes, nos matrices en tout genre et autre méthode qui met les gens dans les cases. On veut des gens comme ceci ou comme cela, et in fine, quelle que soit sa forme, on fabrique de la conformité.
Une grille de lecture intéressante, si on veut vraiment mettre les gens dans des cases, ce sont les travaux de Robert K. Merton. On en avait déjà parlé en matière d’engagement, et le propos peut être approfondi.
L’ami Robert Merton, de son nom de naissance Meyer Robert Schkolnick – ça c’est juste pour le plaisir de me faire prononcer ce nom – est un sociologue Nord-Américain. Il a notamment travaillé sur la notion de déviance.
La sociologie de la déviance, en substance, c’est essayer de comprendre les facteurs explicatifs de ce phénomène en lien avec le contexte et les pressions sociales dans lesquels elles s’expriment.
En d’autres termes, pourquoi et comment des personnes transgressent des normes culturelles et sociales. Dès qu’il y a un groupe d’êtres humains, il y a forcément des normes sociales, de façon formelle ou informelle, et donc des gens qui les transgressent.
En entreprise comme ailleurs. Merton dresse une typologie de ces déviances, en s’appuyant sur deux axes.
En l’occurrence les deux clés de lecture qu’il propose c’est d’une part, l’adhésion des gens aux objectifs institutionnels et, d’autre part, leur adhésion aux moyens pour y parvenir. De ces deux axes, il détermine 5 catégories.
En gros 4 cases au croisement des deux critères et une cinquième quand tu fais péter les cases c’est-à-dire quand tu deviens un fervent opposant aux deux. Les rebelles.
C’est en effet ce qu’il appelle la rébellion. Mais les 4 autres sont des clés de lecture de nos vies professionnelles qui sont particulièrement intéressantes.
Case N°1, le profil que l’entreprise valorise si l’on observe nos pratiques, c’est la personne qui adhère aux buts poursuivis et aux moyens pour les atteindre. Le parfait soldat, la locomotive du dispositif, bref le gendre idéal…Merton appelle cela le conformisme.
La case à l’autre bout, évidemment c’est : je n’adhère ni à l’un, ni à l’autre. Je ne veux pas y aller et je ne suis pas d’accord avec les moyens. Il appelle cela le retrait. On en a des comme ça. Ce n’est pas tant qu’ils s’opposent comme les rebelles, ils s’enfuient en revanche de tout.
Ensuite, ceux qui adhèrent aux moyens mais pas aux buts, Merton les qualifie de ritualistes. Je ne m’engage pas pour ce que nous visons, à vrai dire je m’en fous, mais je respecte les règles et les procédures à la lettre.
Le syndrome du guichet 28. Servir le client ? Je m’en fous. Ce n’est pas dans ma description de poste, allez voir mon collègue. Je ne peux pas vous donner une copie du règlement intérieur, ce n’est pas marqué qu’on a le droit dans le règlement intérieur.
C’est tout un univers ça… On n’y respire pas bien tant le plafond est bas, et, si on se demande bien ce qu’on pourrait y faire, on se demande aussi parfois ce qu’on pourrait bien en faire.
C’est la dernière catégorie qui nous interpelle. Merton l’appelle innovation. On adhère aux buts mais pas aux moyens. Ce sont tous ces gens qui, animés par l’intérêt du bien commun, considèrent, à tort ou à raison, que les méthodes et les moyens ne permettent pas de le satisfaire.
Mais quelle richesse ces gens-là ! Évidemment, ils peuvent se tromper ! Cela ne veut donc pas dire qu’il faut nécessairement accéder à leurs demandes. Mais il faut écouter attentivement ce qu’ils ont à dire.
Ce sont eux qui sont dans un souci d’amélioration constante. Par nature, les méthodes et moyens dont on parle ici ce sont des modèles de représentation. Or, aucune représentation n’est parfaitement juste.
Le travail prescrit, ou les processus par exemple, ne s’ajuste pas vraiment de lui-même. Il faut d’abord un minimum d’autonomie c’est le premier point.
Mais les retours de celles et ceux qui y sont confrontés, car ils vivent le réel de plus près, est évidemment une des clés aussi pour améliorer le dispositif.
Ce n’est pas seulement une question d’écouter la voix du terrain, c’est une critique qui a toujours été faite à l’encontre du taylorisme et son découpage vertical du travail entre ceux qui le pensent et ceux qui le font.
C’est surtout écouter ceux qui expriment cette voix précisément parce qu’ils sont mus par l’intérêt du bien commun. Celles et ceux dont l’intention est, au fond, collective.
On ne parle pas ici de la nécessité de donner un droit à l’erreur, même si c’est important, ni même de feed-back managérial. Mais d’une culture où l’on pourrait être tenté d’opposer la vision théorique à celle du terrain.
Coupant le monde en deux entre ceux qui pensent que le terrain n’a pas son mot à dire et ceux qui pensent l’inverse. Ce que nous pointons du doigt, c’est l’intention de ceux qui s’expriment.
Or, en la matière, celles et ceux qui adhèrent au but, qui la jouent collectif, qui privilégient l’intérêt du bien commun, il y a en a autant en haut comme en bas de toute la hiérarchie en entreprise.
L’enjeu est peut-être donc de les identifier, et ce n’est ni simple, ni usuel dans nos méthodes de gestion.
En résumé, ceux qui critiquent les méthodes tout en adhérant aux buts collectifs d’une institution sont des sources de progrès car leur intention va dans le bon sens. C’est cette intention qu’il serait utile de déceler pour savoir qui écouter plutôt que de subir les conséquences des seuls rapports de force.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.