L’obsession du bien-être est-elle liberticide ?

Dans cet épisode, nous allons nous demander si l’obsession du bien-être personnel n’est pas liberticide.

Moi, je veux bien être jardinier parce que j’adore écouter pousser les fleurs. Mais je te préviens, seulement quand il ne pleut pas car je n’aime pas la pluie, et puis pêle-mêle : je ne bêche pas, je ne bine pas, je ne sarcle pas, je ne taille pas, je ne paille pas,…

Mais tu bailles… aux corneilles… Je te comprends, tu as raison, ton bien-être est important ! Nous le plaçons même au cœur de nos préoccupations pour que ton expérience nourrisse positivement ton épanouissement personnel.

Et puis j’aimerais bien que tu demandes à l’autre, là, celui qui laboure le champ, de faire un peu moins de bruit parce qu’il souffle comme un bœuf en faisant son truc et moi ça me dérange.

« C’est cela… oui »… Mais comment une quête de bien-être, qui plus est personnelle, pourrait-elle devenir force contraignante ? L’obsession du bien-être est-elle liberticide ? C’est quoi l’histoire ?

Deux petites précisions rapides avant de formuler une hypothèse.

La première, c’est que bien-être et bonheur ne sont pas synonymes. On ne va pas s’étaler sur le sujet, les philosophes d’Aristote à Kant l’ont fait mieux que quiconque.

Même si l’on ne peut pas réduire la notion de bien-être à celle de confort ou de sensation personnelle de confort global, on retiendra ici cette image imparfaite. Notre objet n’est pas en effet celui d’une exploration sophistiquée du concept de bien-être mais sa mise en perspective.

La deuxième remarque, c’est qu’il n’y a peut-être pas grand-chose de plus naturel pour une personne que de vouloir se sentir bien. Le recherche du bien-être personnel n’a rien d’illégitime, au contraire, là n’est pas le débat.

Bref, vous nous avez compris, on ne parle ni d’un débat philosophique niché entre bien-être et bonheur, ni d’un jugement moral sur une quête légitime.

Le sujet qui nous intéresse, c’est celui du seuil ou de l’exagération. Quand la quête du bien-être personnel devient obsession. Le bien-être implicitement considéré comme un dû là, où pour d’autre, être est déjà une chance.

Dit autrement, lorsque cette quête de bien-être est telle qu’on la fait passer avant toute autre forme de considérations. Mon bien-être d’abord, le reste après. Une caricature me direz-vous ? Peut-être. Mais posons-la comme hypothèse pour réfléchir aux conséquences.

On peut en effet formuler un raisonnement simple.

« Je place mon bien-être au cœur de mes préoccupations »… Warf. Cela veut concrètement dire que je veille à éviter tout ce qui viendrait y nuire. Etape numéro 1 de la brasse : je veux plus de bien-être donc je tolère moins ce qui le réduit.

Les autres, tu sais les gens qui vivent avec moi ou autour de moi, ils sont une source évidente d’inconfort. Tu es plus confortable dans un wagon seul que dans un wagon bondé.

Ah la vie en collectivité, on a vite fait de devenir hypersensible et de voir l’autre comme une menace.

Si ta quête de bien-être personnel prime sur les autres aspects, notamment ceux de la vie en société, cela peut donc entraîner une plus grande intolérance à l’égard de tout ce qui pourrait venir perturber ce bien-être, et donc à commencer par le comportement des autres.

Pourtant on t’a bien appris à l’école que la liberté des uns s’arrête là où… elle commence à nuire à mon confort personnel. Une frustration que je tolère de moins en moins.

En plus, la société t’y invite. Tiens, déjà Balzac dans « peau de chagrin » écrivait que « le but de la société est de procurer à chacun le bien-être »… Je suis donc dans mon bon droit !

Le culte contemporain du bien-être, une sorte de pression sociale qui ne t’y invite pas, il t’y oblige ! Tu te sentirais presque coupable de l’inverse, ce que Carl Cederström et André Spicer appellent le « syndrome du bien-être » dans leur livre du même nom1.

Si tout le monde s’y met sans limite, à l’image de lignes individuelles dont le trait ne cesserait de grossir, à un moment ça se touchera puis s’entrechoquera. Il faudra bien alors réguler. On appellera donc le législateur qui sera obligé de mettre des bornes.

On aurait pu compter sur l’auto-régulation. Que chacun comprenne que, lorsque la satisfaction des conditions de son propre bien-être nuit à celui des autres, on fait gaffe. On lâche du lest, on accepte un effort. Tu mets ton téléphone sous silencieux dans ton wagon. Tu ne déranges pas les autres.

Or, comment tout ceci pourrait s’auto-réguler dès lors que la quête personnelle est devenue culte ? L’autorégulation suppose une acceptation de la frustration qui peut en résulter, cela suppose une forme d’équilibre. Or, ce dont nous parlons ici relève justement de la quête déséquilibrée.

Tolérez mon intolérance où je vous attaque ! D’abord la quête légitime, puis son exagération, puis la tyrannie.
Donc le législateur doit intervenir pour poser des limites. Là où on aurait pu compter sur l’intelligence collective, on impose la règle. Or, si l’exagération individuelle devenait la norme, alors la règle primerait sur l’esprit de la règle, pour tous.

Une contrainte de plus, c’est moins de liberté quand elle n’est pas nécessaire. A en vouloir trop, tu en as peut-être perdu plus. Un peu comme dans la série « Severance », où à force de vouloir une frontière étanche pour préserver ta vie personnelle, tu te retrouves dissocié. La Boétie et la servitude volontaire, une fois de plus.

Or, en brandissant bien-être, expérience collaborateur, épanouissement personnel comme nouveaux étendards, nourris des intérêts marchands des vendeurs de bonheur en tout genre, l’entreprise aussi à sa part de responsabilité.

En résumé, chercher son bien-être c’est légitime mais en faire un culte au point de le placer au-dessus du respect de celui des autres cela crée, à terme, les conditions de régulations contraignantes. Mieux vaut donc s’autoréguler avant que d’autres l’imposent.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

1 – Cederström & Spicer (2016) « Le syndrome du bien-être » L’échappée