Pourquoi une entreprise doit-elle être durablement rentable ?

Dans cet épisode nous allons nous poser une question d’apparence simple mais qui ne l’est peut-être pas autant qu’on le croit : pourquoi une entreprise doit-elle être durablement rentable ?

Bon tes questions à la con ça va bien. On enfonce des portes ouvertes là ! Une entreprise doit être rentable sinon elle n’existe plus ! End of story ! It’s over ! Point à la ligne et basta.

Mais oui tu as raison. Je n’y avais pas pensé un instant. Mais une fois qu’on a dit cela on n’a pas dit grand-chose en fait. Que nenni non point : on a juste enfoncé une porte ouverte avec une réponse facile. Une réponse de première intention ou un raccourci.

Mais comme toute première intention, cela mérite d’aller plus loin. Alors pourquoi une entreprise doit-elle être durablement rentable ? C’est quoi l’histoire ?

L’intérêt des questions à la con en vérité c’est qu’elles invitent à réfléchir. Alors, pourquoi faire cet effort me direz-vous puisque la réponse est évidente ?

Précisément parce qu’accepter une affirmation qui structure et conditionne nos vies professionnelles sans la questionner, la prendre pour argent comptant – le terme est choisi n’est-ce pas ? –  c’est risqué.

A ne pas voir plus loin que le bout de son nez on finit en effet par se laisser mener par le même bout du même nez, mais par les autres.

Donc on pose le premier jalon de l’histoire, en essayant de comprendre la notion de rentabilité. Spontanément on comprend ce que cela veut dire : plus de rentrées que de sorties. Pas dur hein ! Pour être plus précis, la valeur de ce qui sort est supérieure au coût de ce qui rentre et de sa transformation.

Avec une formulation plus sérieuse c’est ce que dit la Banque de France : « La rentabilité des entreprises, en rapportant une mesure de résultats à des moyens engagés pour les obtenir, est une mesure de leur efficacité »[1].

Cette représentation mérite d’être creusée aussi. Surtout si l’on se demande pourquoi l’entreprise doit être rentable, dans la durée. Allons un peu plus loin donc dans la proposition de la Banque de France qui distingue quelques lignes plus loin « rentabilité économique » et « rentabilité financière ».

La première, la rentabilité économique, c’est en substance l’efficacité de ton processus de production, indépendamment des modes de financement.

Alors que la seconde, la rentabilité financière, rapporte le profit aux fonds propres investis pour l’obtenir, donc après les impôts, le coût d’un éventuel endettement etc.

Et c’est alors qu’on voit bien que la notion de rentabilité ne prend pas la même tournure pour tout le monde. L’actionnaire se préoccupe légitimement de la rentabilité financière de son investissement. Sinon, il investit ailleurs.

Là où d’autres parties prenantes, le salarié par exemple, se préoccupe plus de la rentabilité économique qui témoigne du fait que l’activité de l’entreprise est suffisamment saine pour continuer à lui servir ce qui l’intéresse : son emploi et le salaire qui en découle. Et pour le fournisseur, la pérennité de ses revenus, et ainsi de suite pour toutes les parties prenantes.

Ce n’est pas un distinguo anodin car finalement, entre les deux se pose, une question simple, qu’on occulte souvent dans les discours sur l’entreprise : qui prend – et donc paye – le risque de la destruction de valeur ?

« L’entreprise doit être durablement rentable ». L’affirmation que nous voulions démontrer prend là une autre tournure. 1er niveau d’argument : si elle n’est pas rentable, elle n’existe plus. C’était la première réponse que nous avions formulée.

Un argument facile : si elle fait un trou, elle tombe dedans. Sauf si quelqu’un bouche le trou. L’argument peut donc être contrecarré : si quelqu’un accepte de couvrir les pertes alors l’entreprise continue à exister.

Et pourquoi donc quelqu’un accepterait de couvrir les pertes ? Ce n’est pas l’intérêt de l’actionnaire dont on a dit qu’il se préoccupait – légitimement – de la rentabilité financière de son investissement ?

Deux exemples pour illustrer la réflexion. J’ai mis 10 euros dans une entreprise qui en perd 1 tous les ans. Je paye cet euro de perte pendant 5 ans. J’ai donc perdu 5 euros en plus des 10 de départ.

Sans parler d’autres notions comme les taux d’intérêts etc. tu peux donc dire qu’au bout de 5 ans tu as mis 15 euros. Et si l’entreprise est vendue et que tes parts en valent 20 ? Tu as quand même gagné 5 euros et ça valait peut-être le coup ?

Situation typique de l’investissement dans une start-up par exemple. Au début ça fait des pertes pour lancer la machine puis on espère que ce que cela rapportera au bout d’un certain temps. L’espérance de gain est estimée supérieure au risque de perte.

Prends un autre exemple. J’ai 10 euros. Je cherche à les investir mais il n’y a aucun placement rentable. Le mieux que j’ai trouvé, en comptant l’inflation, fait que mes 10 euros perdent de la valeur tous les ans. Peut-être que de combler alors les pertes de l’entreprise dans laquelle j’ai investi est marginalement plus rentable ?

Prends un dernier exemple. La décision de combler le déficit est prise par une partie prenante mais pas avec son argent mais avec celui des autres. Par exemple, avec tes impôts. Tout dépend donc de l’acceptation de celui qui paye et donc de l’estimation qu’il fait de ce qu’il a en retour.

Un devoir moral de contribution à l’effort collectif national par exemple… Ou le fait de bénéficier d’un service public de qualité. Une autre sorte d’arbitrage.

On pose donc là un second argument : qui paye la perte s’il y en a ? Et on voit que la question du « durablement » rentable devient centrale. On a trouvé des arguments qui peuvent expliquer qu’une partie prenante comble le déficit parce qu’il y trouve une autre forme d’intérêt. Mais pendant combien de temps ?

Ce qui introduit un troisième argument : celui du temps et donc du seuil à partir duquel l’agent économique qui acceptait de combler les pertes ne l’accepte plus.

Alors en toute théorie on pourrait imaginer que ce seuil peut être infini. Si un agent économique, pour des raisons qui lui appartiennent, accepte de financer le fonctionnement de l’entreprise ad vitam aeternam, comme un don qu’il offrirait au monde.

Mais cette volonté est en théorie elle aussi limitée par ses propres ressources, qui par définition ne peuvent pas être illimitées.

Alors l’entreprise doit donc être durablement rentable car les ressources des agents économiques qui seraient éventuellement prêts à financer la destruction de valeur ne sont pas illimitées, par définition.

Sauf s’il peut emprunter éternellement non ?

Oui mais pour cela, il faut que celui qui prête garde éternellement confiance dans sa capacité à rembourser… un jour. Et paf la confiance comme facteur fondamental des échanges économiques.

Et avec elle, les promesses, qui n’engagent que celles et ceux qui y croient.

Allez ! On arrête-là le raisonnement en en restant à l’affirmation que la patience de celui qui paye le risque n’est pas illimitée dans la pratique et que ses ressources ne le sont pas non plus, de fait. Mais cela reste une affirmation que nous n’avons pas formellement démontrée.

Alors pourquoi donc inviter à se questionner autour d’une affirmation, au motif qu’il faut la démontrer plutôt que la prendre pour argent comptant, pour finalement s’arrêter sur une autre affirmation qu’on n’arrive pas à démontrer non plus. On tourne en rond là !

Oui mais on est passé d’une évidence qu’on ne comprenait peut-être pas si bien qu’on le croyait à une affirmation dont on connaît mieux la limite. Et peut-être que cela aide aussi à mieux comprendre pourquoi il n’est pas illégitime de rémunérer l’actionnaire, qui prend le risque de la destruction de valeur.

En résumé, une entreprise doit être économiquement rentable dans la durée car les ressources des agents économiques, qui pourraient accepter de payer la destruction de valeur, ne sont pas illimitées, par définition.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

[1] Bulletin de la Banque de France – N°134 – page 55 – Février 2005