1 pour 254

Dans cet épisode au titre énigmatique, nous allons parler des écarts de rémunération et nous interroger sur ce qui est possible ou pas en la matière…

Dans cet épisode au titre énigmatique, nous allons parler des écarts de rémunération et nous interroger sur ce qui est possible ou pas en la matière…

1 pour 254, c’est l’écart entre les salaires des patrons aux Etats-Unis et leurs salariés en 2021 pour l’échantillon des 100 entreprises de l’enquête menée par la société Equilar.

Quoi ? 1 pour 254 ? Je croyais que c’était 1 pour 351. En hausse de 1322% entre 1978 et 2020. Une autre étude, un autre échantillon. Les 350 plus grosses entreprises aux Etats-Unis, suivies par l’Economic Policy Institute.

Voilà de quoi alimenter bien des polémiques… dont les media font leurs choux gras. Le pognon ça attise les passions hein ! Et les passions ça fait vendre du papier. Mais on en dit quoi de ce ratio ? 1 pour 254, c’est quoi l’histoire ?

En entreprise, comme dans la société civile, la question se pose souvent dans les termes d’un éternel sujet de philo au bac : « toutes les inégalités sont-elles des injustices ? ». En entreprise, cette question de la « juste » rémunération, loin de convoquer Aristote, Rousseau ou Spinoza, elle est souvent appréhendée au travers du seul prisme, très réducteur mais symbolique, du rapport entre les extrêmes.

Ces extrêmes cristallisent les regards et amplifient de fait la puissance du sentiment d’injustice. Les collaborateurs finissent par penser, à tort ou à raison, convaincus ou résignés, que se développe devant un monde à deux vitesses dont ils seront exclus à jamais.

Et, en la matière, il ne faut jamais sous-estimer le poids des symboles ! En 2012 par exemple le patron de l’assureur Britannique Aviva, Andrew Moss, avait été contraint à la démission parce que sa rémunération avait provoqué une fronde chez les actionnaires, la jugeant indécente au regard de ses performances.

Comme quoi, il n’y a pas que les collaborateurs qui s’insurgent contre ce que l’on juge comme indécent ou pas. Et chacun met les limites de cette indécence où il veut. Mais personne au même endroit. Tiens, ça rappelle la sortie de François Hollande pendant la campagne électorale de 2007 quand il disait qu’on est riche à partir de 4000 euros par mois.

Heureusement qu’Einstein a dit que « tout est relatif » ouf on est sauvé ! Tiens, 2022 rien de neuf sous le soleil. En pleine campagne électorale française, on a la polémique du salaire du patron de Stellantis, Carlos Tavarès. Bon, avec 19 millions d’euros en 2021, potentiellement 65 avec les éléments différés, il n’est pas loin d’entrer dans le livre des records, du moins en France !

Oui, bon à ce tarif-là tu ne bosses pas 35H ! mais bon en supposant qu’il ne se repose pas avec 365 jours dans l’année il gagne 52000€ par jour… et si tu prends l’hypothèse de 65 millions ça fait 120€ la minute. Moi à ce tarif, je mets un taximètre quand je vais pisser et hop une pause pipi de 4 minutes t’as gagné 500 balles.

Alors, c’est indécent ou pas ? La question est d’une complexité sans fin. En l’occurrence si sa rémunération est de 19 millions, c’est un rapport de 1 pour 483 avec le salaire moyen en France (en gros 39300 brut annuel selon l’Insee).

Donc un “CEO-to-worker compensation ratio” pour reprendre le terme de l’étude du début de 1 pour 483 à comparer avec 1 pour 21 aux Etats-Unis en 1965 et qui, selon le même institut, aurait culminé en 2000 à 1 pour 365.

Et spontanément de toi à moi, 1 pour 21 moi cela ne me choque pas mais 1 pour 300 fois comment dire… Cela m’interroge. On peut même se poser une question. Qu’achète-t-on à ce prix-là ? Je ne parle pas de ce qu’on peut se payer avec un tel salaire, je m’en fous. Mais qu’achètent vraiment ceux qui acceptent de payer un tel salaire ? Une performance ? Un talent ? Un asservissement de ce talent ?

Même si c’est très subjectif, l’entreprise ne peut raisonnablement pas éluder la question de ce qui est socialement acceptable sans prendre un risque inconsidéré. Dit en d’autres termes, que les salariés d’une entreprise se trompent ou non sur l’illégitimité ou l’indécence d’une rémunération élevée ne change finalement que peu de choses !

En effet, lorsqu’ils estiment collectivement que la limite est atteinte, l’entreprise en subit inévitablement les conséquences, à tort ou à raison. En somme, si j’ose dire, cela peut faire exploser le plus solide des contrats sociaux.

En 2013, Luc Boyer, qui a présidé pendant de longues années la filiale française de Hay Management Consultants, un spécialiste mondial des rémunérations, rappelait que Peter Drucker, pourtant symbole de la pensée libérale, estima lui-même qu’un rapport de 1 à 100 était un maximum acceptable.

Je cite Luc Boyer à propos de Peter Drucker : « Il a cru, un instant, que les “libéraux”, dont il était un des meilleurs penseurs, auraient la sagesse d’autoréguler leur rémunération : il avança des écarts qu’il considérait comme acceptables : 1 à 50 au départ, puis sous la pression des faits il alla jusqu’à “accepter” 1 à 100. Toujours, débordé par la réalité qui allait bien au-delà, il finit (ceci est peu connu) par rejeter le système libéral comme incapable de s’autoréguler. Dans ce rejet, il mettait en avant l’abandon progressif par ce système d’un certain nombre de concepts dont un système de reconnaissance juste et équitable. » (Boyer, 2013)

Juste et équitable, tout est dit, et ce dont il est question ici, c’est de ce que le corps social estime comme juste et équitable. Dit concrètement, c’est ce qu’il accepte, ce qu’il peut tolérer ou pas, et dont aucune entreprise ne peut s’affranchir.

Cela interroge aussi l’entreprise – et donc nous toutes et tous – sur ce qu’est la reconnaissance, bien au-delà de cette seule notion de rémunération. Notamment de la reconnaissance de celles et ceux qui œuvrent pour le bien de cette même entreprise, et parfois dans l’obscurité.

Cela interroge aussi sur l’idée même de lien entre les principes d’une politique de rémunération et de ce qui contribue… ou pas au collectif. En d’autres termes, pour être brutal, qu’on arrête de se plaindre du manque d’engagement présumé de certains pour le projet d’entreprise quand on fabrique des mercenaires…

En résumé, au-delà même de la question morale, l’entreprise ne peut pas s’affranchir de la question des écarts de rémunération et des symboles dont ils sont porteurs, ne serait-ce que pour préserver un contrat social que les excès en la matière peuvent brutalement faire voler en éclat.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire

Boyer, L. (2013). Le management de la diversité des rémunérations. Dans J.-M. Peretti, Tous Solidaires. Eyrolles.