Le storytelling en mode pile ou face
Dans cet épisode, nous allons vous parler du Storytelling et nous interroger sur ses bienfaits … ou au contraire ses méfaits … en mode pile ou face
Dans cet épisode, nous allons vous parler du Storytelling et nous interroger sur ses bienfaits … ou au contraire ses méfaits … en mode pile ou face.
Allez avouez-le ! Qui ne s’est jamais endormi dans une réunion, une conférence ou un de mes cours en essayant vainement d’écouter la litanie monocorde d’un discours sans aspérité dont on aura, au mieux, retenu le pouvoir lénifiant ?
On voit bien l’image oui … et c’est sûr que cela n’est pas aussi captivant que l’histoire qu’un bon conteur sait raconter au coin du feu, avec passion, rythme, anecdotes et appel à l’émotion ou tout simplement l’intérêt qu’une bonne conférence de type Ted sait susciter auprès du public !
Ah on entend déjà les charmes d’un accent rocailleux du sud-ouest ou l’entrain d’une gestuelle à l’italienne qui occupe la scène et capte les regards ou même l’efficacité chirurgicale d’une keynote à la feu Steve Job avec ses supports épurés ! C’est tellement mieux de raconter une histoire … ou pas. Alors c’est bien le storytelling ou pas ? Raconter une histoire, c’est quoi l’histoire ?
Comme toute histoire, l’histoire du storytelling commence par « il était une fois » non ? C’est tout le pouvoir de ce type de méthode de communication narrative. Capter l’attention pour passer un message. Le récit pour transmettre, c’est vieux comme l’humanité non ?
Comment ne pas penser à l’Odyssée d’Homère, un récit fondateur de la Grèce Antique ! Le récit, c’est une vieille histoire, c’est celle de l’humanité en vérité. Le récit c’est un moyen de transmettre qui commence dès l’enfance avec les contes. C’est une médiation nous dit Paul Ricoeur dans son ouvrage « temps et récit ».
Le récit comme médiation et moyen d’apprentissage, on retrouve cela aussi dans des cultures indigènes de tradition orale. C’est bien une technique d’enseignement donc aussi de façonnage, ce n’est pas uniquement une fin de divertissement.
Et on a importé ces techniques en entreprise comme en politique. Des spin doctors des élections américaines aux gouroux de la communication managériale, le recours à la narration, l’appel aux émotions et à la puissance évocatrice des images est devenu monnaie courante.
Et c’est bien non de faire appel au récit pour marquer les esprits, capter une attention qui se disperse dans le bruit informationnel, pour faire passer un message avec une image forte ? On a toujours utilisé cela depuis la nuit des temps et c’est efficace !
James Carville, grand communiquant aux US disait « je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur de Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter »…
Ou le storytelling comme une clé universelle et intemporelle d’un leadership qui donne plus envie qu’il ne fait envie… mais c’est un autre sujet.
Le récit est en effet universel, c’est une de ses forces. Roland Barthes disait d’ailleurs : « il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ». Universel, intemporel, s’adressant à toutes et tous, non seulement le récit marque mais il fédère aussi.
Alors pourquoi s’en priver ? Usons du storytelling, de l’anecdote et de la petite histoire qui souligne la grande, comme un trait de maquillage souligne la beauté d’un regard. Ayons recours à la narration comme figure rhétorique utile, en faisant appel au sensible qui est en nous toutes et tous
Une figure de rhétorique qui entre dans les figures classiques de l’art de convaincre, pensé dès Aristote :
- le logos ou le recours à la raison, aux faits et à la logique : « j’ai raison parce que je vous le démontre » ;
- l’ethos ou l’argument d’autorité de l’orateur : « écoutez-moi parce que je suis un grand chef à plumes »
- et enfin le pathos, l’appel à l’émotion du public, faire vibrer sa corde sensible, ce sur quoi joue beaucoup le storytelling
Et cela peut vite devenir « j’ai raison parce que c’est ce que vous voulez entendre » … comme toujours, ce n’est pas la méthode le problème mais bien l’intention de celui qui s’en sert. Combien de fois des politiques ou des communicants ont-ils eu recours à cette émotion pour travestir le réel et le manipuler ?
C’est ce qu’on appelle de la démagogie en effet… entre convaincre du bien-fondé de quelque chose que l’on démontre en y ajoutant un supplément d’âme pour capter l’attention d’un public facilement distrait ou de manipuler en jouant sur sa corde sensible, il y a un monde, ce n’est pas la même histoire !
En d’autres termes la forme c’est bien mais pas au détriment du fond. Au contraire, la forme est là pour servir le fond, mais pas pour le pervertir, ni en masquer l’absence
Et oui, le secret d’un bon discours ça commence peut-être par … avoir quelque chose à dire, de préférence pertinent, plutôt que de masquer le vide de la pensée par des effets de manche
Le pouvoir potentiellement manipulatoire du récit est connu. Récemment, Christian Salmon, auteur de l’ouvrage « storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits »[1] en souligne les effets en entreprise qu’il qualifie de dérive et qu’il compare au monde d’Orwell.
Sans même aller jusqu’à prêter systématiquement au storytelling une volonté cachée de manipulation, on peut aussi s’interroger sur ce qu’on pourrait appeler un excès de forme où à force de se réfugier derrière des images et anecdotes qui flattent le public on s’affranchit implicitement de la rigueur du fond.
Et on revient au vide de la pensée, à l’absence de raisonnement. Là encore, comme toujours, le secret est certainement dans l’équilibre entre le recours à la raison, le logos, émaillé d’anecdotes émotionnelles pour capter l’attention, le pathos, par un orateur légitime, l’ethos.
Un équilibre oui, qui a un ordre, celui-ci commençant certainement par la raison. En tout cas, le recours excessif à l’émotion qui masque l’absence de fond et l’illégitimité de l’orateur c’est une catastrophe sur le fond
Et c’est comme cela que de plateau TV en tweets péremptoires on voit des communicants en tout genre autoproclamés experts de tout et de rien s’exprimer sur tout et partout au détriment de celles et ceux qui auraient vraiment quelque chose d’utile à dire, ou au pire décrédibilisant, la parole moins sexy des véritables experts ! Bref, une société de spectacle.
En résumé, utiliser le storytelling pour capter l’attention d’un public volatile et agrémenter un discours qui s’appuie sur la raison c’est utile. En revanche, lorsque le recours intensif à l’anecdote et à l’émotion masque l’absence de fond, au mieux c’est creux au pire c’est manipulatoire. Une chose donc et son contraire. En mode pile ou face.
J’ai raison cheffe ?
Oui tu as raison mais on ne va pas en faire toute une histoire.
[1] https://journals.openedition.org/quaderni/248