L’esprit critique, ce n’est pas le problème

Dans cet épisode, nous allons nous demander si l’esprit critique est bien la principale qualité à avoir dans un monde de post-vérité.

Discerner le vrai du faux, « accorder à chaque chose son juste degré de certitude » comme aime à le rappeler notre ami Patrick Bouvard. Bref, en un mot, ou plutôt en deux en l’occurrence, l’esprit critique.

La déferlante de l’IA générative et la conscience – du moins pour certaines et certains – qu’elle est loin d’être juste, de ne pas se tromper voire d’inventer, ont conduit à ce que l’esprit critique soit invoqué comme une impérieuse nécessité.

On l’a dit nous aussi d’ailleurs, à plusieurs reprises, et au fond quoi de plus légitime dans un monde de post-vérité dans lequel faire la part des choses devient si hasardeux ?

Faire la part des choses quand chacune et chacun veut sa part mais du gâteau, prêt à tout pour l’obtenir, quitte à mentir, à contredire la science, à inventer ce qui arrange, comme si la fin justifiait forcément les moyens… La belle affaire.

Alors oui l’esprit critique, c’est important. D’ailleurs tout le monde le dit, donc c’est que c’est vrai, non ? Ou alors voilà une bonne raison de s’interroger un peu plus loin, chemin faisant. Alors, l’esprit critique ce n’est pas le problème c’est quoi l’histoire ?

Entendons-nous bien. Nous ne dirons jamais qu’il ne faut pas aiguiser son esprit critique et en user chaque fois que possible.

En faire preuve c’est systématiser une démarche de questionnement permanent, de doute salvateur plutôt que de céder au confort de la certitude. Interroger les raisonnements, challenger la logique, stresser les hypothèses, vérifier et revérifier les faits.

On ne dit pas qu’à chaque fois que vous prenez un café il faut questionner la matérialité de la tasse dans le genre « ce café est-il réel ? »… Où vis-je, concombre et pourquoi-je ?…

Le réel est-il réel, longue histoire, on ne va pas se prendre pour Descartes ou pour Pessoa. En revanche ce dont on parle c’est de ne pas prendre pour vérité ce qui n’est pas démontré.

Lutter contre notre certitude. Je me souviens de ce professeur de philosophie nous demandant ce qui arriverait s’il lâchait le stylo qu’il tenait dans sa main. Tout le monde à l’unisson a répondu qu’il allait tombait.

Et alors ? Il n’est pas tombé ?

Il ne l’a pas lâché mais on peut en effet supposer que oui. En l’espèce, il serait tombé. Mais il nous a répondu « pas dans l’espace… Je vous invite à changer de point de vue pour mieux comprendre ce que vous observez ».

Une leçon de vie gravée dans la mémoire. Bref, l’esprit critique c’est un arsenal de techniques certes mais c’est surtout un état d’esprit en forme d’hygiène intellectuelle.

Mais une fois qu’on a dit cela. Il y a deux remarques que nous souhaitons formuler.

La première relève en substance du rapport entre ce que d’aucun appellerait l’intelligence d’une part – et on ne va pas débattre ici du sujet – et de ce fameux esprit critique d’autre part.

Le second – l’esprit critique – contribue de toute évidence au premier – l’intelligence – quoi qu’on mette précisément derrière cette notion. Mais cette même intelligence, ou du moins l’idée que chacun se fait de la sienne, a des conséquences sur l’exigence en matière d’esprit critique.

Une autre manière de dire les choses, c’est que pour certaines personnes, ne doutons pas un instant que le simple fait de l’avoir vu ou entendu sur une chaîne d’infos continues qui gerbe et agite les peurs à qui veut l’entendre suffit amplement comme degré de vérification des choses.

Cette même personne, sûre de son fait puisqu’elle fait confiance à la source à laquelle elle s’abreuve, affirmera si on lui demande et pensera – si tant est qu’elle pense – qu’elle a fait preuve d’esprit critique.

Une autre manière de le dire – même celles et ceux qui croient mieux savoir que les scientifiques sur les sujets scientifiques, le comprendront – c’est que tout le monde – sauf ceux qui doutent – croit sincèrement faire preuve de suffisamment d’esprit critique.

La boucle est bouclée. Celui qui doute peut faire preuve d’esprit critique mais celui qui ne doute de rien n’aura pas conscience que de la critique il en a gardé le mot mais pas l’esprit. On n’est donc pas sorti des ronces.

Heureusement qu’il y a le bon sens campagnard hein… « P’tet ben qu’oui, p’tet ben qu’non » dit-on chez les Normands. Le bon sens c’est bien quand il est bon mais s’il ne l’est pas et qu’il devient sens commun, on est tous dans la merde.

Si on résume le propos à ce stade, faire preuve d’esprit critique en vérité c’est comme la pollution ou la bêtise, c’est une affaire de seuil. En-deçà d’un certain degré de questionnement ça n’en est plus. La conscience de passer sous ce seuil est donc clé.

Donc seuls ceux qui doutent peuvent… Bon on tourne en rond. Passons à la seconde remarque qui amènera à notre proposition de conclusion.

Même ceux qui doutent sont humains, n’en déplaise aux brutes qui pensent être à la mesure de toutes choses, surtout celles des autres.

Comme tout être humain, les plus grands chercheurs, les adeptes du questionnement permanent, des philosophes qui en font métier à l’honnête homme en passant par le brave homme qui en fait usage, toutes et tous ont donc toute la diversité des qualités humaines. Les défauts également.

On la voit arriver la paresse, la flemme, la facilité, le confort… Toutes ces tentations de raccourcis, d’efforts en moins – de souffrance peut-être même tant le doute peut tarauder.

On sait bien, par exemple, que sur tel ou tel moteur de recherche, IA ou pas, tu auras en tête de liste des liens sponsorisés, des recommandations en fonction d’un algorithme dont les principes guides ne sont pas toujours bien propices à l’intelligence ou à la qualité des contenus.

Mais au lieu de chercher la pépite dans les bas fond de la dixième page combien d’entre nous, même à l’esprit aiguisé, se contente de ne pas scroller au-delà des quelques premières propositions ou ne font tout simplement plus guère attention au fait que ce soit sponsorisé ou pas ?

On est humain que diable donc en effet on choisit parfois l’économie ou la facilité, pas parce que c’est bien malin – on sait que cela ne l’est pas – mais parce que là, maintenant ça nous arrange.

Apprendre demande de faire des efforts. Apprendre demande de désapprendre, ce qui est un effort plus grand encore peut-être. Se poser une question plutôt que d’avoir une réponse, c’est plus d’effort, en effet.

Comme disait Paul Valéry « la question est humaine. La réponse est trop humaine ».

L’esprit critique se mérite comme tout le reste. On connait l’adage « on n’a rien sans rien ». Voilà quoi. Genre. Du coup. CQFD.

En résumé, que tu sois adepte du doute permanent ou bourré de certitudes, l’esprit critique commencera par ton effort soit à ne pas céder à la paresse ou la facilité, soit à te remettre en cause. Or, un effort, ce n’est pas confort.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.