Expérience collaborateur et intensité de l’informel
Dans cet épisode, nous allons parler des temps informels en entreprise et de leur poids dans l’expérience collaborateur.
Mais combien de fois avons-nous entendu cette critique du travail à distance auquel il manquerait tout ce qu’on récolte à la machine à café, symbole ultime de la relation et des échanges informels.
Un symbole si fort qu’il appelle deux remarques. La première c’est que le plus généralement le café n’y est pas bon. La seconde, c’est que la preuve de sa force c’est qu’il est source de toutes les confusions.
Certains la résument aux ragots et autres commérages, dignes des médisances de village, sur le perron de l’église à la sortie de la messe du dimanche, où l’on va pour être vu, pour scruter et colporter, rarement pour prier. Parce ce que ce qu’on aime, ce n’est pas la messe, mais les messes-basses.
D’autres y voient un réseau de capteurs sensibles qui diraient une vérité de terrain à laquelle les voies formelles des organisations normées interdiraient l’accès, un peu comme si le point de vue local faisait image du monde.
Bref, l’informel est objet de craintes chez les uns, de peur de rater un train qui passe, et de fantasmes chez les autres, sur la richesse d’information qu’il dissimule. Mais qu’en est-il ? Alors, expérience collaborateur et intensité de l’informel, c’est quoi l’histoire ?
Commençons par définir ce dont nous parlons, pour éviter de réduire le sujet à la machine à café et ses gossips et autres small talks comme aiment à dire les anglosaxons. De quoi parlons-nous lorsqu’on parle d’informel ?
Partons d’exemples simples qui parlerons à l’expérience de chacune et chacun. Tiens un conseil. Reste un peu plus tard le soir pour croiser celles et ceux qui dirigent, car ils ou elles ont encore cette représentation qu’il faut rester tard le soir…
Et viens tôt le matin, pour croiser ce personnel de l’ombre sans qui nos entreprises auraient bien du mal à fonctionner… parce qu’ils sont souvent sources d’informations intéressantes. Ils en voient plus que nous !
Ce sont des stéréotypes bien sûr mais qui témoignent du caractère informel de ces moments-là. Parfois, il ne s’agit que d’un simple « bonsoir » échangé avec quelqu’un en partant dans un ascenseur.
Parfois d’un moment de complicité avec un autre en se croisant au parking ou d’un échange de politesse et de civilité en tenant la porte à l’un entre deux bureaux. Bref, tous les lieux et les temps où l’on ne travaille pas mais où on est au travail.
C’est ce que Paul Fustier appelle « l’interstitiel » dont il dit qu’il s’agit « d’espaces-temps paradoxaux qui sont des lieux où s’entremêlent des échanges concernant les pratiques professionnelles mais aussi la vie privée. » (Fustier P, 2012)
La notion d’interstice n’est pas propre aux institutions comme les entreprises, et on ne peut pas non plus résumer l’informel aux interstices. Mais c’est là que se joue la pièce dont on va parler des conséquences.
L’interstice c’est l’espace généralement petit entre les parties visibles et délimitées de quelque chose. On parle par exemple d’interstices urbains, définis comme « les espaces résiduels non bâtis de l’aménagement » pour reprendre les termes de Stéphane Tonnelat (Tonnelat, S. 2003)
Il souligne notamment qu’ils sont définis « non pas par ce qu’ils sont mais par leur entourage spatial et/ou temporel qui les constituent comme des « vides entre » ». L’interstice c’est la poésie de Khalil Gibran, qui dit tant sans vraiment dire.
Ces fameux vides ne sont vides que pour les structures qui les définissent mais ils sont bien plein de quelque chose. Parfois même de vie. Certes ce n’est pas tout l’informel de l’entreprise, qui se compose aussi de tout un tas d’autres dimensions d’ordre culturel, mais cela y contribue.
C’est un des lieux où cet informel au sens large se tisse, se crée, se forge. Avec deux particularités qui nous semblent intéressantes à souligner.
La première particularité, c’est la singularité de chaque interstice, si petit soit-il. Le théâtre qui s’y joue et l’expérience qui en découle est par nature spécifique, là, maintenant, aux gens qui y participent. C’est un grain de quelque chose. Pas encore le quelque chose.
Mais il existe dans sa singularité. Peut-être ce grain fera-t-il grappe puis, de grappe en grappe, il fera vin que l’on partage et qui, peut-être enivre. Voilà pourquoi on aime couper court ou écouter discrètement.
D’une expérience singulière locale et temporaire, ce moment sera devenu par capillarité un phénomène plus vaste et ancré, qui entrera dans qu’on appelle l’habitus. Une part de la culture d’entreprise, une part de ce qui forme l’expérience collaborateur au sens large.
Après tout, chaque moment informel de la vie de tous les jours participe de ce que l’on vit donc de l’expérience au sens large. Alors, en ce sens, de la machine à café à l’elevator pitch en croisant le chef à plumes ou le chauffeur livreur, tout cet interstitiel-là fait expérience.
La seconde particularité que nous voudrions souligner c’est la nature de ce qui s’y déroule souvent. En matière d’urbanisme, Pascal-Nicolas Le Strat souligne que « les interstices représentent ce qui résiste encore dans les métropoles, ce qui résiste aux emprises réglementaires et à l’homogénéisation » (Le Strat, 2007).
Résumera-t-on le propos en disant qu’ils sont toujours le lieu de critiques du système, de ses méthodes et contraintes, devenant ainsi des espaces de paroles rebelles et dissidentes ou innovatrices ?
C’est une des vertus qu’on pourrait leur prêter en effet mais ils ne sont pas toujours le théâtre de telles pièces. Parfois ne s’y jouent que l’anodin du quotidien.
La force politique qu’on pourrait être tenté de leur prêter – c’est-à-dire quand les grains font grappes puis bon vin qui enivre le corps social – ne se systématise pas ni ne se calcule vraiment, le hasard y joue une grande part.
Cest ce que rappelle Pascal-Nicolas Le strat à propos des interstices urbains (Le Strat, 2007) en citant Michael Hardt, un essayiste politique américain connu pour un ouvrage, Empire, écrit avec un philosophe italien, Antonio Negri, influencé par Gilles Deleuze (Hardt M. & Negri A., 2000).
Une idée forte y est développée et se résume de la manière suivante : « ce que ces expériences perdent en généralisation, elles le gagnent en intensité ». Or, lorsqu’on observe la vie de l’entreprise, cette intensité-là est notable.
Ces temps informels, parce qu’ils sont des ilots d’humanité empruntés à ce qu’on vit – à tort ou à raison – comme un poids, celui du travail et de ses contraintes, sont porteurs d’une forte charge émotionnelle.
L’intensité émotionnelle du small talk ou de l’événement informel est marginalement plus grande que les impacts de la froide norme et du cahier de procédures. L’informel est plus intense que le formel, il marque donc plus, qu’il soit vrai ou pas.
Comme si l’on se souvenait plus des grincements entre les rouages que du roulis de la mécanique.
Deux enseignements donc à propos des temps informels : d’une part, ils ne forment pas toujours un courant car leur singularité ne dépasse pas toujours le cercle restreint où ils ont existé et, d’autre part, ce qui s’y joue marque les personnes au-delà de ce qui s’y passe vraiment.
Comprendre cette double particularité des temps et des espaces informels, c’est comprendre comment l’expérience collaborateur se forge, au-delà des politiques et des programmes destinés à la façonner.
En résumé, les temps informels en entreprise marquent marginalement plus le cœur et l’esprit des gens car leur intensité humaine contraste avec les traits normatifs des temps formels. Leur poids dans l’expérience collaborateur est alors plus important qu’on ne le croit.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.