Financiarisation et mal-être au travail

Dans cet épisode, nous allons nous demander si la financiarisation de l’économie a des conséquences systémiques sur le bien-être au travail dans les entreprises cotées.

« Un actionnaire, c’est-à-dire un homme bénéficiant de l’action des autres » écrivait Robert Sabatier dans « Les années secrètes ». Comme dirait Donald, pas le canard, l’autre, « ils sont méchants » !

Mais justement, quand l’autre endosse à son tour le costard – non pas celui du canard mais celui de l’actionnaire, et bien sans en avoir l’air, il n’est plus enchaîné car – lui aussi – il se déchaine.

Dans l’éternelle histoire du bon, de la brute et du truand, n’oublions jamais que c’est un jeu à trois et que les visions manichéennes du « gentil salarié » et du « méchant actionnaire » c’est un peu simpliste, et elles oublient le troisième larron, le truand.

Une longue histoire que celle de l’anti-capitalisme français. On ne la commentera pas ici si ce n’est pour noter qu’à l’instar de nombreux autres postures – parfois idéologiquement à l’opposé – on y pointe du doigt un « système » sans s’interroger sur les choix de celles et ceux qui y président ou y œuvrent.

Cela dit, un système cela crée aussi inévitablement un champ de contraintes. Qui dit système dit conséquences systémiques potentielles. Alors, financiarisation et mal-être au travail, c’est quoi l’histoire ?

Revenons un instant sur le sujet – la financiarisation – avant de s’intéresser au prédicat, c’est-à-dire à ce que l’on peut en dire ou pas. C’est quoi la financiarisation ?

Quand on parle de financiarisation de l’économie on parle en quelque sorte de l’augmentation du poids de la finance dans ce qui structure l’économie réelle. Dit simplement, c’est l’emprise croissante de la logique financière sur l’économie et la société (Epstein, 2005).

C’est le résultat de décisions politiques successives qui ont conduit à modifier l’économie. Une autrice comme Greta Krippner a largement démontré par exemple comment les politiques publiques aux Etats-Unis des années 70 y ont contribué (Krippner R. Greta, 2005).

D’autres auteurs d’ailleurs ont analysé quelques-unes des conséquences sur la société et les entreprises comme Davis et SunTae (Davis & Suntae, 2015).

Dans la même optique on va suggérer un raisonnement qui peut expliquer un lien systémique avec le mal-être au travail.

Il n’y a pas, disions-nous, les méchants actionnaires et les gentils salariés. L’actionnaire, soucieux de la rentabilité de ses investissements, est dans son rôle légitime lorsqu’il en attend toujours plus.

A-t-on besoin ici de décrire ou documenter cette pression qu’exercent les marchés financiers sur les entreprises cotées ? La « tyrannie actionnariale » ou ce que certains appellent « l’hypertrophie » de la finance de marché, cela exerce une pression sur les entreprises cotées, les contraignant à privilégier une rentabilité à court terme.

L’aimable pression sur les résultats à court-terme et les risques de ne pas satisfaire les attentes.

« Les sociétés cotées en bourse essaient de « sous-promettre et de surpasser » lorsqu’elles communiquent leurs prévisions de croissance, car la seule chose qui soit meilleure qu’une bonne nouvelle, c’est une bonne nouvelle inattendue » affirme ainsi Gerald Cohen, Chief Economist du Kenan Institute of Private Enterprise.

On peut aussi illustrer le déséquilibre avec l’augmentation des rachats d’action en Europe où, comme le souligne un rapport de Lazard Asset Management « une révolution tranquille est en cours dans les entreprises européennes, qui accordent de plus en plus la priorité aux actionnaires. »

Bref, comme dirait l’autre, le premier argument de la brasse c’est cette pression de court-terme sur les résultats. Or, toute la question c’est de savoir à quel point on y cède ou pas mais on y reviendra.

Doit-on y voir – et ce n’est qu’une supposition pour faire réfléchir – une des causes de certaines tricheries ou certains scandales – comme le Dieselgate avec Volkswagen ou des eaux qui ne respectent pas les normes…

Qui dit pression sur des résultats de court-terme dit augmentation des risques que certains, pour y échapper ou satisfaire des attentes toujours plus grandes, fassent tout et n’importe quoi. Chacune et chacun aura bien sa petite anecdote vécue sur le sujet. Mais là, c’est une affaire de personnes.

Pression systémique, réaction des personnes à ces pressions. Que penser en ce sens de ce qui s’est passé chez France Télécom – devenu Orange après – à la fin des années 2000 avec le plan NExT ?

Continuons néanmoins le raisonnement. Pression sur les résultats de court-terme donc on pousse ce qui le favorise, en l’espèce un modèle Taylorien ou néo-Taylorien, à son paroxysme. Peut-être d’ailleurs parce qu’on ne sait pas faire autrement.

Mais on en connaît les effets depuis bien longtemps. Et ce sur 3 plans.

Le premier, est-il si difficile à comprendre à une époque où tout le monde parle de sens au travail et où l’on vante les mérites de l’entreprise à mission, c’est le sentiment d’absence de sens.

Ou, dit autrement, de dissonance entre l’idée qu’on se fait de ce qu’est la finalité d’une entreprise et qui ne se réduit pas au seul profit à court-terme et ce que l’on vit réellement. Une dissonance cognitive (Festinger, 1957) qui fait inévitablement mal au ventre.

Le deuxième plan c’est celui de la réduction de l’autonomie, source de sentiment d’impuissance. Ce qu’on appelle pudiquement « expérience collaborateur » ou, dit plus brutalement, l’exposition au travail réel.

Et cette impression d’inadaptation du travail prescrit à la réalité des situations, d’injonctions contradictoires, bref, de pression insoutenable liée au sentiment d’impuissance. Le modèle de Karasek en est un des outils d’appréciation bien connu (Karasek, 1979).

Combien d’histoires pourrions-nous ainsi raconter de salariés confrontés à l’impossibilité de faire leur travail alors qu’ils sont mus par l’idée de bien faire ?

Enfin, le troisième et dernier plan, c’est celui de la reconnaissance ou plutôt de son absence qui se transforme vite en sentiment d’injustice (Siegrist, 1986). Le tout certainement amplifié par ce que les medias agitent en permanence, par l’expérience dans la société civile, parce qu’il n’est pas exclu dans les faits qu’on gagne mieux sa vie dans une société cotée.

Mais voilà, les croyances sont ainsi, elles se forgent parfois ailleurs et sont souvent bien ancrées.

On y est bien payé peut-être mais cela n’empêche pas deux choses. D’abord, lorsque le travail est vécu comme pénible cela ne change pas sa pénibilité, mais là on revient au deuxième plan, à savoir le sentiment d’impuissance.

Mais aussi, et là cela nourrit le sentiment d’injustice, l’idée que l’on se fait – à tort ou à raison – du caractère plus ou moins bien équilibré du partage de la valeur. Or, sur ce sujet, les écarts de rémunération – à défaut de porter un avis sur les niveaux – sont symboliques.

Trois grands facteurs – sentiment de dissonance, d’impuissance et d’injustice – dont on sait à quel point ils sont sources de mal-être au travail voire de souffrances importantes.

Si l’on comprend donc les mécanismes potentiels et de nature systémique entre pression financière sur les sociétés cotées et les sources de mal-être au travail, deux questions restent néanmoins posées.

La première c’est pourquoi des entreprises non cotées, notamment du secteur public ou parapublic présentent les mêmes phénomènes ?

La seconde, c’est celle de la résistance à la pression initiale qui conduit à un déséquilibre entre parties prenantes et qui interroge sur la responsabilité de celles et ceux qui dirigent.

Mais ce sont d’autres histoires.

En résumé, la financiarisation – par la pression de court terme qu’elle impose aux entreprises cotées si l’on ne la contient pas – peut nourrir de façon systémique des sentiments de perte de sens, d’impuissance et d’injustice, tous les trois sources de souffrance au travail.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.