Ce n’est pas parce qu’on peut que c’est bien

Dans cet épisode nous allons nous demander si le potentiel qu’offre une technologie est une raison suffisante pour l’utiliser.

Tu as vu comme c’est cool avec l’IA générative, ma petite figurine sur les réseaux sociaux professionnels ? C’est trop sympa ces starter packs façon Barbie dans son blister… Ma petite poupée cellophane !

On dirait les débuts de Powerpoint, avec un vieux prof habitué à ses transparents qui découvre les fonctions effets et animations du logiciel et qui t’impose ses mots entrant avec rebond puis spirale, boing boing boing, non seulement c’est moche, mais en plus ça te file la gerbe.

Le Georges Lucas de la présentation de salle de classe façon Star Wars qui s’écrase comme une crêpe. Maintenant, c’est sur LinkedIn, avec en plus une petite touche d’ego qui s’étale, dans le style « moi je suis le centre du monde ». Mais il est petit.

Je me sens tellement important que, lorsque je suis devant le Taj Mahal, je fais un selfie croyant que le sujet c’est moi, pas le Taj Mahal. Mais c’est une autre histoire.

Et tes starter packs là, qui ne servent à rien, nous polluent d’inutile, qui ne sont pas très jolis le plus souvent, tu imagines les ressources de la planète que tu as consommées pour faire ça ?

Ce ne sera pas la peine de pleurer après quand tu verras une vidéo de petit ours qui meure sur la banquise. Mais tu comprends avec l’IA générative c’était possible. Alors tu l’as fait.

Seulement voilà. Ce n’est pas parce qu’on peut que c’est bien. C’est quoi l’histoire ?

On ne va pas s’éterniser sur ces starter packs, en vrai on s’en fout comme de notre première chemise. Et puis on n’en veut pas aux « coachs boosters de performance et générateurs d’équilibre » de tous poils qui ont la dalle. Ils sont humains.

Même si cela nous interroge sur une forme de vacuité collective ou tout simplement sur ce qu’est devenu un réseau professionnel.

Où, comme souvent, ceux qui ont quelque chose à vendre n’ont pas toujours grand-chose à dire et ceux qui ont quelque chose à dire parfois bien peu à vendre ! Mais c’est un autre sujet en effet.

Une autre remarque que cela pourrait susciter c’est celui de la découverte technique. Mais là encore, ne fustigeons personne. Après tout, c’est peut-être aussi la manière dont certaines et certains commencent leur propre courbe d’expérience. Et c’est tant mieux.

En effet, concernant l’IA, on ne peut trop que leur conseiller d’en faire l’expérience par eux-mêmes, de s’y exposer, d’en tirer des enseignements pour mieux l’apprendre, dans ce qu’elle peut faire et peut-être surtout dans ce qu’elle ne peut surtout pas faire.

Là encore un autre sujet, même s’il est important. On aurait pu enfin en tirer un questionnement sur les comportements moutonniers, sur la standardisation que l’algorithme combiné à ce qu’on vit comme une norme sociale peut provoquer.

Quand on voit finalement ce à quoi la grande promesse de démocratisation des connaissances à laquelle on croyait au début du Web a conduit, pas sûr alors que ce soit une chance et bénéfique pour l’humanité, la société civile et nos démocraties. Mais là encore un autre sujet.

En revanche, le point qui nous titille ici c’est autre chose. C’est une question simple. Dès lors qu’un moyen mis à notre disposition – qu’il soit d’ordre technique, réglementaire, que sais-je – nous offre une opportunité que nous n’avions pas ou que nous avions moins ou plus difficilement…

Est-ce bien une raison pour s’en servir ? Dit autrement, est-ce que le fait de pouvoir faire quelque chose qu’on ne pouvait pas faire doit inviter à le faire ?

En première lecture, la réponse sonne bien sûr comme une évidence. Ce n’est pas parce que je peux que je veux, ni que je dois, ni que c’est bien. Il n’y a pas besoin de faire tout un plat pour comprendre cela.

Évidemment, sur de telles questions, on pense immédiatement aux enseignements des philosophes, d’Aristote à Hans Jonas en passant par Hannah Arendt. Mais nous ne pouvons pas lutter avec eux pour explorer les liens entre pouvoir, vouloir et responsabilité.

Mais il y a un autre aspect des choses qui nous semble lié, d’une part à l’outil en tant que tel, et à tout outil informatique particulièrement, d’autre part, au fait que l’outil dont il s’agit est parfois entouré d’un tel mystère qu’on lui prête des vertus magiques.

Le fait de pouvoir faire incite à faire. L’outil ouvre un champ des possibles nouveau. Il ouvre un potentiel et ce potentiel est en lui-même incitatif. L’outil, en tant que moyen servant une fin, a un pouvoir sur cette fin.

Un auteur comme Jacques Ellul, dans « La Technique ou l’Enjeu du siècle » en 1954 souligne en cela que la technique s’apparente à un processus autonome qui assujettit l’Homme (Ellul J., 1954).

Le propos va même au-delà et c’est là où nous voulons en venir. Il dit d’abord effectivement que l’outil conditionne la finalité et nos représentations, comme disait déjà un philosophe Ancien, Anaxagore de Clazomènes : « l’Homme pense parce qu’il a des mains ».

Il dit ensuite que la technique, devenant autonome, façonne la société et donc nous oblige. Mais il dit aussi : « l’homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l’objet : sur la technique. »

On est là dans ce que nous avions déjà appelé il y a plusieurs années la « totémisation du digital ». Or, en l’espèce, ces fameux inintéressants et inutiles starter packs ne sont-ils pas un double révélateur ?

D’une part, celui de cette fascination à l’égard de l’intelligence artificielle devenu nouveau totem devant lequel on s’agenouille.

Et, d’autre part, d’une IA presque toute puissante à qui nous nous en remettons, à la manière de la « servitude volontaire » si bien décrite par La Boétie, et qui préfigure nos soumissions à venir ?

En résumé, céder à ce que l’IA nous permet de faire sans en apprécier la pertinence est peut-être un révélateur de notre potentiel de soumission volontaire à une technique qui nous commande et nous oblige.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.