Comment nommer ce qui change ?

Dans cet épisode nous allons nous demander comment nommer quelque chose qui change et extrapoler cette réflexion au monde de l’entreprise.

« traduttore, traditore » c’est une expression italienne qui signifie en gros que traduire c’est trahir. On connaît toutes et tous des mots intraduisibles. Ils le sont souvent parce qu’ils n’ont pas d’équivalent dans notre langue.

Pour ne pas « tourner autour du pot », c’est-à-dire « to beat around the bush » en anglais, on va « appeler un chat un chat ». Ou plutôt « to call a spade a spade ». Une bêche c’est une bêche, pas un chat.

On pense à la saudade portugaise. Le mot est intraduisible. Il faudrait des poèmes entiers pour s’en approcher. Infiniment.

Dans la même veine, puisqu’on parlait de pot autour du quel bêcher sans tourner, il y a un mot japonais qui interpelle : 物の哀れ « mono no aware »… Littéralement, cela marque une surprise mesurée et contrôlée devant la fugacité des choses. Mais peut-être que prononcé comme cela, ça ne veut rien dire.

La fugacité. L’impermanence. En voilà des questions. Justement, quel mot permanent mettre sur une chose impermanente. Alors, comment nommer ce qui change ? C’est quoi l’histoire.

On va prendre une image caricaturale. Si on s’assoit sur le bord de la rivière et qu’on regarde l’eau passer devant nous. Ce que l’on observe c’est de l’eau.

On a un mot simple, 3 lettres permanentes – E A U, eau – pour désigner ce qui passe devant nous, l’eau, qui file inexorablement vers la mer, avant, peut-être de revenir dans un cycle tout aussi immuable.

Sauf que ce n’est jamais la même eau. La petite molécule d’eau, H2O, qui est passée devant nous tout à l’heure et qui nous a dit bonjour, ce n’est pas la même que celle qui passe là maintenant.

D’ailleurs j’ai bien remarqué que celle-ci ne nous a pas salués. C’est bien la preuve que ce n’est pas la même. La politesse ce n’est plus ce que c’était hein !

Un truc qui change mais un mot pour le désigner qui ne change pas. En l’occurrence, dans l’exemple que nous prenons, cela ne posera de problème à personne. C’est de l’eau qui coule dans la rivière. Pas du vin.

C’est tout le problème de la permanence des mots et l’impermanence plus ou moins grande des choses qu’ils désignent. L’arbitraire du signifiant qui se brise sur la dureté du signifié.

Il faut relire Ferdinand de Saussure(1) tant il a éclairé le sujet. On ne va pas s’aventurer dans les théories linguistiques. Nous ne les maîtrisons pas.

Ne rajoutons donc pas notre méconnaissance aux trahisons des signifiants et au glissement des mots, c’est un terrain trop glissant en effet.

L’inverse est aussi vrai, tu viens de le dire. Le glissement des mots, comme des trucs vivants. Parce que les mots sont dits par des êtres de chairs et d’os qui vivent en société, et qui sont bien contents de les avoir pour raconter des conneries au comptoir, et bien les mots vivent.

Le même mot n’a donc pas toujours le même sens ici ou là, maintenant et avant. On ne l’interprète pas de la même manière, selon le contexte, selon la culture etc.

C’est sûr que « putain con » à Toulouse ne signifie pas la même chose que « putain, con » à la cour de Louis XIV. Du moins j’imagine. En tout cas, moi je n’aurais pas tenté le coup, tenant à ma tête comme à la prunelle de mes yeux qui en font partie.

D’ailleurs, lorsqu’une dose de méconnaissance ou d’aveuglement affectif vient s’y ajouter, c’est comme cela qu’on voit des interprétations qui n’ont rien à voir avec le sujet, mais c’est précisément un autre sujet.

Il y a donc potentiellement un décalage de rythme entre le concept que désigne un mot et la signification qu’on prête au mot. Glissement de l’un, glissement de l’autre, c’est comme quand on danse, on est en harmonie ou pas.

L’entreprise n’échappe pas à cette réalité en mouvance permanente des choses et des mots. L’acronyme VUCA remplacé par celui de BANI par exemple nous invite à cette réflexion.

Le changement devenu transformation aussi ou informatique devenu digital. Tu imagines quand le second devient le levier du premier ? Tant de réalités et de mots pour les désigner qui glissent aux rythmes propres des choses et de leurs cours, comme celui des personnes qui en parlent ou les écoutent.

Les mots changent. Et parfois, aussi, on les change pour les instrumentaliser.

A tout le moins, nous devons alors avoir un examen critique régulier des mots qui régissent nos pratiques professionnelles. Pour nous assurer que ce qu’ils désignent n’a pas drastiquement changé. Auquel cas, peut-être faudra-t-il un nouveau terme pour les désigner, ne serait-ce que pour mieux accorder nos violons.

Ou pour nous assurer que nous en comprenons les mêmes choses. Car sinon une explication de texte et une petite mise à jour nous aideront à mieux nous comprendre.
Et les mots, cela sert quand même un peu à cela, au travail aussi.

En résumé, les mots et ce qu’ils désignent changent inévitablement, c’est le cours de choses. Il convient donc de faire un examen régulier de ce qui a changé, les mots ou les choses, pour accorder nos violons et donc travailler de concert. Même si un chat reste un chat.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

(1) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, 520 p. (ISBN 2-228-88165-1), p. 97 et suivantes.