L’art et l’IA générative

Dans cet épisode nous allons parler d’intelligence artificielle générative et d’art.

Qu’on se le dise : l’intelligence artificielle générative déboule et, mesdames et messieurs les artistes, gare à vous, elle vous remplacera d’un coup de baguette magique aussi promptement que de saisir justement… un prompt dans un input type=textarea d’un form method=get

Saisissant… en effet … saisissant de subtilité… Et c’est ça ton input ?… type=submit je suppose ? Ce n’est pas parce que tu as appris 3 lignes de code en PHP et que tu découvres ébahie les prouesses techniques de l’IA générative qu’il faut t’emballer comme ça…

Mais tu n’as rien compris. Regarde donc les images ou les vidéos que cela produit. Mais ce sont de véritables œuvres d’art. Et ça va plus vite en plus ! Je te le dis, l’IA générative va détruire beaucoup d’emplois à commencer par celui des artistes !

A moins, peut-être, mais ce n’est qu’une hypothèse, que ta vision de ce qu’est l’art ne soit un peu… comment dire… 1er degré ? Alors, l’art et l’IA générative, c’est quoi l’histoire ?

Commençons par une évidence. L’IA générative produit désormais en effet des objets, que ce soit une image, une vidéo ou un texte etc. d’une qualité qui laisse sans voix.

Alors pour questionner le sujet qui nous intéresse ici, on va partir de l’exemple d’une image. Une belle image. Une très belle image. Le produit fini, l’image, a tous les atours de l’œuvre d’art, dans sa technique, dans son rendu, dans sa forme… Bref, pas la peine d’aller plus loin.

L’image est belle donc c’est de l’art. Même Emmanuel Kant l’a dit, quand il affirmait « l’art n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose ». Voilà le débat est clos.

Vu comme cela en effet. Si l’on assimile l’art au produit fini, à l’objet en lui-même, alors l’IA générative produit de l’art. Tiens demande à un robot conversationnel comme ChatGPT de t’écrire un poème par exemple. Le produit fini est digne de celui d’un poète non ?

ChatGPT, « Ecris-moi quelques vers d’un poème sur l’art à la manière de Paul Eluard » (je cite le prompt), il répond : « Dans l’esprit de Paul Éluard, poète du surréalisme, qui célèbre l’amour, la liberté et la beauté de l’invisible, voici quelques vers qui tentent de capter cette essence autour du thème de l’art »

« Sous le voile du rêve, l’art naît en silence,

Dans l’atelier des étoiles, peint de lumière et d’absence.

Il danse entre les ombres et la lumière,

Tissant des rêves en couleurs, éclat de verre.

Chaque œuvre, un murmure de l’univers,

Un secret chuchoté, entre le ciel et la mer.

L’art, pont suspendu entre le réel et l’imaginaire,

Où chaque pas résonne, écho de l’éphémère.»

Bah c’est beau non ? Les larmes me montent aux yeux… Tant d’émotion, quelle délicatesse. Ô mon ami(e) comment ne point voir en ces mots l’essence même de l’art ?

C’est là tout le sujet. Non pas de savoir si c’est beau ou si ces mots sont tellement convenus qu’ils en sont ridicules. « Oh je vois le ciel dans tes yeux, reflet de l’infini d’une âme tourmentée ». Bref et les petits oiseaux chantent. En vérité le sujet n’est pas là. Réduire l’art à son produit fini c’est un peu court.

Mais si l’IA générative produit une émotion auprès du public ? Alors est-ce que cela devient de l’art ? Dit autrement, si l’on dit que l’art ne se résume pas au tableau, ou au poème, mais que ces derniers suscitent l’émotion du spectateur alors deviennent-ils de l’art ?

Je te vois venir. On commence en disant que l’IA générative peut produire un objet dont l’apparence formelle peut rivaliser avec n’importe quel produit de l’être humain mais que ça n’en fait pas une œuvre d’art pour autant.

Alors on convoque l’avis du public. Joker. Il témoigne soudainement d’une émotion qui n’est pas feinte devant tant de beauté. Ou peut-être même devant un objet formel qui le questionne, qui le bouscule, qui l’invite même à un second degré.

Et paf c’est de l’art. Là on a dépassé le stade de l’art c’est l’objet formel à l’art c’est l’objet formel qui provoque. Au sens propre du terme, à savoir qui montre. Or, avec une technique savamment éprouvée du prompt, l’IA générative peut toucher cette dimension.

Oui et les oignons font pleurer aussi tu sais. Pour être trivial, si ce n’est pas une affaire de beauté formelle du produit fini – désolé pour l’ami Kant – si ce n’est pas une affaire de technique – domaine de l’artisan, que l’artiste peut aussi maîtriser d’ailleurs – …

Ni une affaire d’émotion suscitée auprès du public destinataire… alors merde quoi. C’est quoi l’histoire ? C’est quoi l’art ? C’est qui l’artiste ?

Celui qui « exerce le plus beau métier du monde » comme disait Raymond Devos ? « Un homme à la mer… Mais comme l’homme c’est lui, et que lui c’est un artiste et qu’il exerce le plus beau métier du monde,…

il crie: “Et le spectacle continue!” Il remonte sur sa planche pourrie. Il poursuit sa quête de l’absolu. » En vérité ce débat sur l’IA générative et l’art est caduque. Il révèle finalement une conception pauvre de ce qu’est l’art.

Quand Gilles Deleuze, philosophe de l’art si l’en est, parle de peinture dans ses cours à l’Université de Saint-Denis dans les années 80, il décortique au fond le processus créatif du « chaos-germe » à l’œuvre qui en sort, qu’il appelle le « fait pictural », après être passée par ce qu’il dénomme le « diagramme ».

On entre là dans une autre dimension. Celle de la démarche de l’artiste. Dont on voit déjà au travers de cette esquisse qu’elle diffère fondamentalement d’un simple, si j’ose dire, processus technique qui donne corps à un objet formel.

Au-delà du chemin de l’artiste, dont on pourrait se dire après tout que c’est celui qu’emprunte aussi le prompteur qui se sert de l’IA générative comme moyen d’expression, Deleuze suggère une autre chose.

Lorsqu’il décrit la peinture de Francis Bacon, par exemple, il montre comment elle dévoile des forces invisibles. En substance, elle ne montre pas un corps aplati, ce qui est formel, mais elle révèle la force d’aplatissement sur ce corps. Il fait en cela écho à ce que disait Paul Klee : “l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.”

Mais alors pourquoi l’IA générative n’en serait-elle pas capable ? Ou du moins qu’elle différence entre celui ou celle qui utilise ses facultés et qui, par une maîtrise technique de l’art du prompt, arriverait aussi à produire, par exemple, une image qui rend visible des forces invisibles comme le faisait Francis Bacon aux yeux de Deleuze ?

Voilà donc une première différence intéressante et qui clos une partie du débat caduque de l’introduction : ce n’est pas l’IA générative qui tue l’artiste au motif qu’elle serait capable de produire un objet d’apparence formelle artistique mais c’est bien l’artiste qui utilise l’IA générative comme instrument de son art.

L’être humain. Le voilà. Il ne disparaît donc pas. Peut-être est-ce bien lui qui fait la différence alors ? Deleuze parle de l’artiste qui « affronte la catastrophe ». On est bien loin ici de ce qu’il appelle « une peinture rétinienne ».

Revenons au début, avec les vers à la manière de Paul Eluard. Il ne leur manquait peut-être qu’une chose alors, en l’occurrence l’essentiel, Paul Eluard lui-même. C’est toute la différence, celle qui fait l’existence même de l’art non ?

C’est en partie la sagesse que livre le poète Reiner Maria Rilke, dans ses « Lettres à un jeune poète », adressées au jeune Kappus qui s’inquiète de savoir si ses poèmes sont beaux.  « Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? »

Et plus loin d’écrire ces mots essentiels à notre sujet : « Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. […] Devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. »

«  Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. »

En résumé, penser que l’IA générative se substitue à l’art c’est réduire ce dernier à sa seule dimension formelle et peut-être oublier que ce qui fait l’art c’est précisément l’artiste et la nécessité de créer qui l’habite. En revanche, ce dernier a peut-être un instrument d’expression nouveau à son arc avec l’IA générative.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.