Quand les seconds couteaux tiennent la baraque
Dans cet épisode, nous allons nous intéresser à celles et ceux qui n’intéressent pas ou si peu, les seconds couteaux…
« A force d’accepter les honneurs on finit par croire qu’on les mérite » écrivait Gilbert Cesbron dans « mourir étonné »… Et moi ça m’étonnera toujours cette catégorie de chefs à plumes qui s’enorgueillissent de leur succès…
Ou plutôt des succès collectifs dont ils étaient à la tête. Un temps. Juste un temps. Ils ont fait leurs 100 premiers jours, puis ils ont marqué de leur empreinte – pour qu’on se souvienne d’eux – comme l’équipage se souvient du grand coup de gouvernail qui l’a balancé sur le bastingage.
Puis ils sont partis vers d’autres flots, d’autres cieux, ceux où l’on plane. La valse des chefs, le pas de l’un pourrait épouser celui de l’autre, parce qu’on aime la musique, parce qu’on respecte son temps.
Mais un mercenaire ça bat à son propre rythme. Un chef ça bat la mesure. Le chef est la mesure. Et parfois démesure. Mais pendant que cette valse, qui n’a qu’un temps, se déroule devant les salariés, les clients ou les fournisseurs, l’orchestre lui continue inlassablement à jouer.
La musique continue car « the show must go on » ! Il faut bien que quelqu’un fasse tourner la boutique. Alors, quand les seconds couteaux tiennent la baraque, c’est quoi l’histoire ?
Les « seconds couteaux », la belle expression péjorative que voilà. Ces gens de second rang. Ils ne sont pas à la tête. Juste après le numéro 1. Celui ou celle qui prend la lumière. Dans son ombre, le second couteau.
Il y a ceux qui se mettent devant les feux de la rampe, et ceux de l’arrière-scène. On parle bien ici de ceux qui ne sont pas au sommet, mais juste en-dessous.
Le sommet, on le désigne d’une lettre. N. Puis viennent ensuite les N-1, les seconds couteaux. Puis les N-2, la troisième ligne… De quoi y perdre son arithmétique, sa géométrie ou son latin… mais vous avez compris.
Dans James Bond, il y a M. Le chef du service. Dans l’entreprise, c’est N. Puis après ça décompte, en-dessous… Les Poulidors du management, les fidèles Sherpa qui portent les paquets et te disent où et comment passer…
Pour que tu fasses ton selfie en haut de l’Everest… « Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul » disait Michel, pour les proches. Montaigne pour les autres.
Et pourtant, non seulement ces N-2, ces seconds couteaux qui peuvent être de fines lames, sont souvent les véritables artisans des victoires. Mais pour cela encore faut-il regarder ce qui se joue dans l’ombre et ce n’est jamais facile quand on a les phares en pleine gueule.
Seul un premier couteau dit « second » couteau. Le dit « second » couteau lui sait qu’il est en réalité un « deuxième » couteau. Car lui, ou elle, sait qu’il y en a un troisième, puis quatrième, un cinquième et que c’est tout cet ensemble qui fait une armée qui gagne la guerre.
Parce que le deuxième couteau, ce n’est pas son succès personnel qui l’intéresse vraiment, quoiqu’à l’image de ce que disait Jean d’Ormesson : « les honneurs, je les méprise, mais je ne déteste pas forcément ce que je méprise ». Ce qui l’intéresse c’est le succès durable du projet collectif.
Il veut que ça tourne, que ça marche en fait. En vérité il fait son job sans en tirer les honneurs. Il œuvre. Quand les premiers couteaux passent, valsent et repassent, lui, le deuxième, il reste.
Parfois, dans certains univers on les appelle autrement, de manière moins péjorative. Les grands commis de l’État par exemple. De grands serviteurs qui s’inscrivent dans la durée, loin des gesticulations conjoncturelles, sans pour autant nier les opportunités qu’elles recèlent.
Des gens qui ne survolent pas mais vont au cœur des sujets, les portent, les font avancer, malgré les volte-face du pouvoir et ses injonctions contradictoires, contre vents et marées, ils tiennent la barre.
Ce sont eux au fond qui inspirent la confiance de ceux qui sont en-dessous. Par leur constance et leur connaissance de la réalité, peut-être même une forme de sens du sacrifice qui force l’admiration.
Mais pour eux ce n’est pas un sacrifice. Il se nourrisse de ce qui est au-dessus d’eux. L’œuvre. Le temps. Pas les lauriers ou la prime de fin d’année. Ils ne la refuseront pas, ils ne sont pas plus cons que les autres, mais ce sera la conséquence, pas une fin en soi.
Il accepte bien sûr sa part d’honneur mais il ne sacrifie pas l’œuvre pour autant.
Combien d’entreprises tiennent dans la durée grâce à ses gens, passeurs d’histoire et de culture, gardien du temps et d’une forme de continuité. Alors, bien sûr les impétueux y verront de l’attentisme, du manque d’innovation… On connaît la chanson.
Et eux aussi, ils la connaissent. Des impétueux, ils en ont vu passer. Parfois trépasser. Pendant ce temps, on tient la baraque, on garde les essentiels.
Le corps social n’est pas dupe d’ailleurs. On connait ces grandes entreprises avec ces vieux de la vieille qui en ont vu passer des réformes, des projets, des grandes transformations, qui passeront, comme les autres.
Si cela continue à marcher, que les projets importants avancent, vont jusqu’au bout, avec un minimum de continuité et de cohérence pour que les grandes idées des premiers de cordée deviennent réalité concrète, c’est souvent grâce à eux, les deuxièmes couteaux.
Parce que deuxième couteau, N-1 ou grand commis ils savent tous autant concevoir que réaliser, jusqu’au bout, en acceptant la part ingrate qui vient après le temps des louanges des belles intentions.
Alors on leur rend hommage, à ces gens-là, illustres inconnus, laboureurs avec abnégation…
Mais en même temps… Peut-être préfèrent-ils aussi le calme de l’arrière-ban ? Le confort de la position de deuxième.
Protégés du vent de face, comme un coureur cycliste qui se met dans la roue du leader et ne prend pas le relai. Faut dire qu’en haut, le N de l’entreprise, le M de Bond, là-haut en haut du mat quand il y a du vent ça tangue plus fort.
Parce qu’en haut de l’affiche, on est en vue, certes, mais on est aussi à portée de tir. Alors de réorganisation en rachat, de réforme en fusion, les N-1, sont des chevilles ouvrières qui leur survivent discrètement dans l’ombre de leur travail bien fait.
En résumé, les entreprises ont besoin de décideurs qui décident donc qui prennent des risques, dont celui de leur propre longévité, et de responsables qui mènent durablement à bien les affaires. Ces derniers jouent un rôle non moins essentiel, mais moins visible donc moins exposé.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire