Le blues des chef(fe)s

Dans cet épisode nous allons parler du blues des chef(fe)s ou plutôt des cadres supérieurs et des cadres dirigeants salariés.

Les chef(fe)s, à plumes ou à crêtes, moi je te le dis ça tient le cap et la barre. Autant te dire que lorsqu’on est aux manettes, pas le temps de s’appesantir sur son sort et ses états d’âmes. Tu fais le taff, tu assumes les responsabilités.

C’est vrai que lorsque l’on oppose tout de manière de plus en plus binaire et manichéenne, en mode les bons et les méchants en oubliant les brutes et les truands, et surtout les nuances, et bien on parle du mal-être des salariés en oubliant celui des managers mais aussi celui des cadres supérieurs et des cadres dirigeants salariés.

Les observateurs de la vie de l’entreprise ont alerté sur le mal-être des managers de proximité et des managers intermédiaires, le fameux « middle management »…

Mais le mal-être de celles et ceux qui sont au-dessus, cadres supérieurs et dirigeants mais salariés aussi, on s’en fout parce qu’on les considère comme coupables de tous les maux de celles et ceux qui sont en-dessous… ? Un peu court… Ou en parle en essayant de comprendre ? Alors, le blues des chef(fe)s, c’est quoi l’histoire ?

Ces représentations simplistes où l’on désigne coupable ou victime sans regarder plus loin, où l’on oppose sans plus attendre, où l’on juge sans chercher à comprendre, c’est un peu trop facile pour être vrai. Commençons-donc par poser deux nuances.

La première est simple et évidente. Les cadres supérieurs et les cadres dirigeants, comme toute population sur le front de laquelle on colle une étiquette, est une population tout sauf homogène. Les patrons tiens ! Sincèrement, ça veut dire quoi ?

C’est quoi le rapport entre le patron propriétaire d’une société de quelques salariés qui ressemble plus à un artisan et le DG salarié d’un groupe international ? Est-ce la même chose d’être Directeur ou Directrice Financier d’un grand groupe coté en bourse et d’exercer la même responsabilité dans une grosse PME coopérative agricole ?

C’est dingue, la diversité des personnes et des situations ça touche même les chef(fe)s ! Incroyable non ? Ici on va se contenter d’un sous-ensemble. Cadres supérieurs et cadres dirigeants de grandes entreprises, privées ou publiques, et tous salariés.

La seconde précision c’est qu’on porte parfois des jugements hâtifs sur telle ou telle catégorie de personnes parce qu’on se fait une représentation simpliste de leur rôle et que, surtout, on n’a pas la moindre idée du champ de leurs contraintes et donc on n’en tient pas compte.

Un peu dans le genre, moi pendant la guerre, je n’aurais pas fait ci ou pas fait ça. Hey, tu n’y es pas pendant la guerre, il y a même de fortes chances que tu n’aies pas la moindre idée de ce que cela veut dire vraiment. Donc abstiens toi de donner des leçons. Une fois ces précisions posées, on va entrer dans le sujet avec une anecdote.

Juste après la crise des subprimes de 2008, où la question du mal-être au travail explosait au nez de certains et où de nombreuses études semblaient pointer du doigt un « désengagement » des collaborateurs et du middle management, je devais faire une conférence sur ce thème avec une personne d’un grand cabinet de conseil international.

Et donc j’imagine que tu t’es rapproché d’elle pour la préparation de ta conférence pour que vous ne soyez pas redondants.

Exactement. Et évidemment, comme c’est un grand cabinet international, cette personne arrive avec leurs études internationales qui montraient, selon eux, un désengagement du middle management dans la quasi-totalité des pays.

Et j’imagine donc que tu attires l’attention de ton interlocuteur sur le fait qu’il ne faut pas sous-estimer le désengagement de la couche du dessus, les cadres sups, etc. bref, celle dont nous parlons ici …

Exactement, et je lui prends un exemple connu de nous deux, celui du patron de la filiale française d’une société américaine cotée en bourse. Bref, le patron, salarié, d’une boîte de quelques milliers de salariés. Je lui dis qu’il a très peu de marges de manœuvre – en substance pour caricaturer il peut juste remonter un fichier Excel aux US avec les Headcounts et le P&L, et que les injonctions auxquelles il était confronté, en gros une croissance à 2 chiffres quoi qu’il arrive, sont aussi destructrices de sens, à commencer par celui du business lui-même.

En d’autres termes, tu lui dis que sont les mêmes facteurs de mal-être au travail que pour beaucoup d’autres salariés : destruction du sens, injonctions contradictoires et réduction drastique de l’autonomie. Bref, quand les chef(fe)s sont pas si chef(fe)s que ça. Des salariés presque comme les autres. Et il te répond quoi ?

Il me répond : bah tu vois qu’il y a un problème avec le middle management. Dit en d’autres termes, dans sa vision du monde à lui, le patron France d’une boîte de quelques milliers de salariés, filiale d’une grosse boîte cotée en bourse, bah c’est du middle management.

CQFD. Si tu voulais montrer la réduction drastique de l’autonomie de ces gens-là bah tu ne pouvais pas faire mieux.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil à cet endroit. Rappelons-nous « La fatigue des élites » de François Dupuy en 2005 qui évoquait la « déprotection » des cadres. Il y soulignait déjà la réduction de l’autonomie des cadres et avertissait que le mouvement ne s’arrêterait pas là.

On oublie souvent les contraintes qui pèsent sur les gens et on porte en effet des avis souvent bien rapides en n’en tenant pas compte. Or, dans certaines entreprises, et là encore il n’est pas question de généraliser, les contraintes qui pèsent sur les dirigeants salariés ne sont parfois pas éloignées du tout de celles qui contribuent au mal-être de nombreux salariés.

La pression sur des résultats de court terme, la réduction de la finalité de l’entreprise à quelques indicateurs simplistes qui la traduisent, le tout en ayant parfois que peu à faire de la mission et du sens d’une part et de la réalité des situations concrètes d’autre part.

En substance, des injonctions contradictoires pour qui ne se vit pas comme un mercenaire sans foi ni loi. Quand s’ajoute à cela la réduction de l’autonomie comme tu l’as évoqué dans l’anecdote précédente, on réunit là deux des principaux facteurs de mal-être au travail.

Se pose enfin la question du 3ème facteur, celui de la reconnaissance. Gageons que ce ne soit pas sur sa dimension matérielle que cela pêche. Mais quid de sa dimension non matérielle ? Combien de chef(fe)s, exerçant de hautes responsabilités dans de grandes entreprises, sont aussi écartelés entre ce qu’on leur ordonne de faire et ce que la morale leur dicte ?

Certains rétorqueront, avec brutalité, qu’ils peuvent bien supporter ça vu ce qu’ils sont payés. Un peu facile. D’autres, plus honnêtes, vous diront que c’est la contrepartie des responsabilités et qu’ils l’ont choisi. Si vous voulez. Mais cela ne change rien à la souffrance réelle de certains et certaines.

En résumé, celles et ceux qui exercent des responsabilités importantes en étant salariés de grandes entreprises privées ou publiques sont parfois exposés aux même facteurs de mal-être au travail que tous les salariés, à savoir destruction du sens, réduction de l’autonomie, injonctions contradictoires, etc. Ils peuvent donc en souffrir comme tout un chacun.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.