Attention au risque de totémisation du digital

Dans cet épisode nous allons parler des risques liés à un engouement hâtif à l’égard du digital.

Dans cet épisode nous allons parler des risques liés à un engouement hâtif à l’égard du digital.

Arrête, le digital c’est la réponse d’avenir. Intelligence artificielle, réalité augmentée, métavers, bref la techno c’est la solution à tout ! Engageons-nous résolument dans la voie du progrès enfin !

Et nos entreprises retrouveront les vertus d’une transversalité renouvelée dans laquelle la coopération devient naturelle et fluide tout en bénéficiant d’une productivité jamais atteinte ! On a compris, le digital est le levier de notre progrès.

En vérité oui bien sûr ! C’est un levier de progrès indéniable ; Mais peut-être pas de tous les progrès. Les bénéfices escomptés ne viennent pas toujours aussi vite qu’on l’espère parce qu’il y a aussi le facteur humain… Le fameux paradoxe de Solow.

Oui croyons dans les vertus du digital, mais avec raison, pas aveuglément. Faute de quoi on s’expose à certains risques comme celui de la totémisation. Alors, attention au risque de totémisation du digital, c’est quoi l’histoire ?

On a deux raisons simples d’être vigilant. La première c’est que le digital c’est d’abord un marché. Donc il y a des intérêts marchands… qui ne sont pas étrangers à l’hypertrophie de la promesse digitale. En cela, le discours digital est un marqueur des jeux d’acteurs.

Et la seconde raison, c’est que la présence d’un discours dominant qui semble peu soumis au débat contradictoire et qui confine parfois à la pensée unique est à la fois révélateur d’une croyance collective et d’une insuffisance d’esprit critique à un moment donné. C’est en cela le marqueur d’une époque.

Et c’est ce second point que nous aimerions approfondir ici. Il caractérise en fait une période, avec les peurs et les désirs qu’elle véhicule, les doutes et les impuissances qui la caractérisent, avec ses mythes et ses croyances.

Là, le risque de la totémisation n’est pas très loin si l’on veut bien s’intéresser un peu plus au sujet. En fait, un totem cela présente 3 grandes caractéristiques.

D’abord, le totem repose sur un mythe, c’est-à-dire sur un récit explicatif de phénomènes qui échappent à la raison de ceux pour qui il est constitué, et qui est censé leur apporter les réponses à ce qu’ils ne comprennent pas. C’est ce qui leur permet de se faire une représentation du monde ou d’une réalité qu’ils ne connaissent pas ou mal.

Le totem ensuite fonde une pratique sociale, parce qu’il crée un corpus d’explication commun à un ensemble de personnes qui vont pouvoir avoir le même référent. Le totem tisse une communauté d’appartenance, d’action et de réaction, de respect (admiratif ou craintif), de fascination et de vénération.

Et enfin, le totem se matérialise à travers un objet qui prend une portée symbolique forte, portant les caractéristiques de la croyance établie. Un smartphone par exemple ou un casque de VR.

Bon en même temps, le totem dont on parle ce n’est pas nécessairement un truc savamment conçu pour tromper les gens ! Il n’est pas nécessairement intentionnellement manipulatoire.

Oui mais il reste bien néanmoins le symbole d’une organisation sociale fondée sur les croyances et non sur la raison et le doute raisonnable, et là il y a deux principaux risques qui ne sont pas anodins selon nous.

Le premier risque c’est celui du clanisme qui est associé au totémisme, ce que Durkheim a évoqué [1]. Ce n’est pas systématique mais c’est un risque réel, notamment de monde à deux vitesses donc de fractures sociales.

Et le second risque, c’est celui de la pensée magique… quand elle prend le pas sur la raison, qu’elle soumet les faits à une idéologie, avec tout ce que cela suppose de désillusions quand le réel rattrape l’utopie.

On ne va pas faire ici l’inventaire des croyances dont le digital est porteur, elles sont nombreuses. On ne va pas faire non plus la liste des effets négatifs et pervers du digital. Les postures qui convoquent le contre avec autant d’ardeur que le pour manque toutes les deux cruellement de nuances et de raison !

En revanche, il nous semble important de formuler la remarque suivante : quand une croyance est profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, au point d’occulter les faits et ce que l’histoire a livré comme enseignement, et bien alors on se trompe collectivement.

Le totem, avec sa pensée magique, nous aura alors écartés des vrais sujets par la seule force de son attraction, à l’image de celui qui cherche ses clés perdues là où il y a de la lumière, c’est-à-dire sous le réverbère.

L’idée que le digital puisse être source de coopération… elle ne date pas d’aujourd’hui. C’était déjà la promesse du Knowledge Management dans les années 90… avec le succès qu’on connaît dans les faits.

Or, peut-être cette croyance d’un digital source de coopération est-elle l’une de celles qui risquerait encore aujourd’hui de nous écarter de l’observation des faits.  Au fond, peut-être que cette croyance nous affranchit-elle inconsciemment des réels et pénibles efforts, individuels et collectifs, qu’exige une véritable coopération ?

Ou peut-être parce que mus par le désir fort de voir cette coopération naître nous en oublions la raison au profit de la pensée magique du digital. Ce qui est d’autant plus dommage que la raison nous obligerait à en apprécier les réelles vertus et donc à ne pas passer à côté.

Alors en la matière, comme en toute autre, il faut s’affranchir de la pensée mythique, pour que le digital ne soit plus un totem qui transforme le domaine des idées mais bien un fait qui transforme le réel.

Un pas à franchir du discours aux actes, de l’incantation à la raison, de l’utopie au discernement, sans lequel les espoirs de transformation que nous formulons pour nos entreprises risqueraient d’être déçus.

En résumé, si le digital est indéniablement porteur de bénéfices réels, ne cédons pas aux sirènes des discours qui le parent de toutes les vertus et ressemblent fort à une sorte de pensée magique. En revanche faisons preuve de discernement, avec raison et nuances, pour en tirer raisonnablement les meilleurs profits.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire

[1] Durkheim E. (1912) « Les formes élémentaires de la vie religieuse, Le système totémique en Australie » Paris, PUF, « Quadrige, Grands textes », 2007 (4ème édition)