Lâche ta cause !

Dans cet épisode, pour nous aider à mieux discerner et faire la part des choses, nous allons proposer de lâcher la cause.

Savais-tu qu’une anagramme d’Albert Einstein c’est : « rien n’est établi »[1] ? Quelle étrange coïncidence lorsque l’on parle de celui qui affirmait que tout était relatif, n’est-ce pas ? Mais si rien n’est donc établi, c’est la faute à qui ?

A l’autre tiens donc. Ou à la cause. Pas celle qu’on défend mais celle qu’on brandit sûr de soi parce qu’elle explique la conséquence. Et on y tient. Puis on s’y tient. Et on en ferait même parfois une cause. Qu’on défend. Bec et ongles.

Allez qu’on en cause donc un peu de cette fameuse cause. Si justement on remettait en cause la cause dont on cause. A chaque problème sa solution, à chaque conséquence sa cause, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées.

Hey doucement. Nuance papillon. C’est la minute de vérité, pas celle de silence, plutôt la minute nécessaire de Monsieur Cyclopède. Alors, lâche ta cause. C’est quoi l’histoire ?

« On veut une solution. Oh ! orgueil humain. Une solution ! Le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. » écrivait Flaubert. Et pourtant, combien de fois avons-nous besoin de déterminer la cause de ce que l’on observe.

Une sorte de besoin viscéral au fond de comprendre le pourquoi du comment. Pourquoi pas ! Le problème c’est le degré de certitude qu’on lui accorde à cette fameuse cause. Tiens d’ailleurs quand on pense qu’il est élevé, on appelle ça une cause profonde.

Peut-être simplement parce qu’on a réfléchi un pas (ou un peu) plus loin que l’autre ! Tiens, par exemple, que cette vedette de comptoir qui, à chaque lampée, assène sa cause, du moins celle qui lui saute aux yeux, et dont il est certain qu’elle explique le truc. Il a tellement peu d’arguments pour le démontrer d’ailleurs qu’il convoque le bon sens. Bah voilà quoi.

Le bon sens ou celui qu’on ne remet pas en cause, puisqu’il saute aux yeux, puisqu’il est bon. C’est évident ! Et paf, la terre est plate ! Les gens ne veulent plus faire des métiers pénibles ? La cause c’est l’assistanat. Et puis c’est pas étonnant tout ça, parce que l’entreprise est comme-ci, et la fonction RH est comme-ça… Cela va de soi… disant !

Et hop le mécanisme de la montre d’Einstein[2] compris en un instant. Mouillé par l’eau sur le rivage, j’ai bien vu l’écume des vagues. C’est elle la cause. Tout effet à sa cause, il ne faudrait tout de même pas qu’il en ait plusieurs quand même. Après on ferait comment pour s’y retrouver hein ?

Que de gesticulations inutiles ! Impossible de ne pas se remémorer ces mots de Pierre Desproges dans la minute de Monsieur Cyclopède : « Le but de l’homme moderne sur cette terre est à l’évidence de s’agiter sans réfléchir dans tous les sens, afin de pouvoir dire fièrement, à l’heure de sa mort : Je n’ai pas perdu mon temps. »

Bon, on a compris, il faut donc creuser le sujet. Un effet, peut-être plusieurs causes. Peut-être même des causes aux plus grandes conséquences que d’autres. De l’écume aux vagues, des vagues aux marées, des marées à l’attraction de la lune et du soleil !

Et de la force centrifuge parce que la terre tourne sur elle-même. Et toi tu tournes en rond, tu t’enroules dans tes certitudes. Et tu t’étouffes. Il faut ouvrir et creuser à la fois. Elargir le champ de vision et creuser les pistes.

Prends un exemple. Les salariés souffrent au travail. Pas toutes et tous certes mais certaines et certains, c’est certain. C’est en effet un effet observable. Mais la cause ? Bon on ne commence pas par l’écume, on part de plus profond pour aller plus vite : absence de sens qui nourrit un sentiment de dissonance cognitive, réduction de l’autonomie et injonctions contradictoires qui nourrissent un sentiment d’impuissance, manque de reconnaissance…

Voilà donc un premier niveau d’analyse. Sa cause ? Le management et sa tyrannie, ses dérives et ses absurdités comme certains l’ont souligné. Pourquoi pas. La cause ? Des facteurs systémiques ? Pourquoi pas aussi ?

C’est vrai ça ! Pourquoi ces managers seraient-ils ou elles devenu(e)s comme cela ? Peut-être sont-ils soumis à des contraintes. La cause ? La tyrannie des marchés financiers ! Pression sur les résultats de court terme au détriment de la durée, modèle taylorien poussé à son paroxysme parce qu’il faut générer du résultat, etc.

Bah pourquoi alors certaines entreprises non cotées en bourse présenteraient-elles les mêmes signes ? Même des entreprises publiques ou parapubliques tiens. Ce n’est pas la pression des marchés financiers ça ! Et si c’était la pression d’une des parties prenantes ? Le propriétaire en l’occurrence ? Rappelle-toi, la théorie de l’agence !

D’accord, mais dans tes effets de la théorie de l’agence, le principal, en l’occurrence l’actionnaire, est dans son rôle. Il défend sa cause et c’est légitime. Or, celui ou celle qui dirige une personne morale a des comptes à rendre bien au-delà d’une seule des parties prenantes.

Alors, si c’était l’allégeance exagérée aux exigences d’une seule des parties prenantes au détriment des autres ? La voilà ta cause ! Les patrons qui font allégeance pour une prime ou un poste. Je le savais bien !

Et si c’était plutôt les dispositions légales, celles qui régissent leur nomination ou leur carrière, leur rémunération, leur révocation… Mais cela n’explique pas pourquoi toutes et tous ne seraient pas comme ça. Or, c’est le cas. Comme dans toute catégorie de la population, il y a des gens qui œuvrent pour le bien commun et d’autres pour leur pomme.

Ah bah, si c’était la nature humaine alors ? Son aveuglément, le sentiment de toute-puissance, la cupidité… Allez on s’arrête-là. C’était juste pour le plaisir de formuler des hypothèses. Mais quand tu entendras quelqu’un te dire que « le travail est une souffrance parce que ça vient du mot latin tripalium qui veut dire instrument de torture », tu y repenseras !

C’est donc une cause perdue de chercher une cause ? C’est ça la conclusion ? Ou alors, il y a tellement de causes qu’on y perd son latin. C’est bien gentil tout cela mais pour agir, il faut bien agir sur les causes ! Pas sur les effets sinon on panse des plaies !

Oui il faut donc d’une part confronter les hypothèses à la réalité telle qu’on peut l’observer. Einstein écrivait ainsi « c’est en réalité tout notre système de conjectures qui doit être prouvé ou réfuté par l’expérience »… Et encore, on ne sera jamais certain d’expliquer le mécanisme de la montre.

Pour agir, il faut ensuite choisir ses causes… donc pouvoir attribuer à chaque cause ainsi identifiée un degré de certitude. Cette intelligence-là a besoin de connaissances, de culture et de confrontation, de débat, de critique ! Alors tu vois, ta cause tu peux la lâcher et alors on pourra commencer à réfléchir ensemble.

En d’autres termes, faire la part des causes pour faire la part des choses !

Lorsque nous serons arrivés ensemble à un point qui nous semblera « la limite idéale de la connaissance que (nous pouvons) atteindre. (Nous pourrons) appeler cette limite idéale la vérité objective » pour paraphraser le fameux texte d’Einstein et Infeld.

C’est certainement à ce prix que nos explications et décisions seront, à défaut d’être efficaces à coup sûr, du moins le plus éclairées que nous le pouvions. Sinon, fort de tes certitudes, tu tires comme un cowboy aussi vite que ton ombre mais pas sûr que tu atteignes la bonne cible !

En résumé, rare sont les cas où un effet n’a qu’une cause simple à cerner. Il s’agit presque toujours de causes multiples qu’il faut confronter à l’expérience et au débat pour cerner celles sur lesquelles agir.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

[1] « Le Pékinois, petit dictionnaire anagrammatique des célébrités », Jacques Perry-Salkow, Seuil 2007

[2] Albert Einstein et Léopold Infeld L’évolution des idées en physique 1936