Quand l’incitation financière tue l’incitation morale
Dans cet épisode, nous allons nous intéresser à la question des incitations financières et nous demander si, parfois, elles ne risquent pas de nuire à d’autres formes d’incitations, parfois plus grandes.
Dans cet épisode, nous allons nous intéresser à la question des incitations financières et nous demander si, parfois, elles ne risquent pas de nuire à d’autres formes d’incitations, parfois plus grandes.
Ah l’appât du gain… Comme si tout n’était régi que par le pognon. Comme si d’autres leviers d’incitation n’existaient pas. Mais si c’était vrai pourquoi tant de bénévoles engagés, de pompiers volontaires, de personnes qui font des métiers durs mais vitaux pour pas un rond ?
Pourtant, le réflexe de la carotte est plus que bien ancré ! Et il fonctionne bien sûr, ce n’est pas le propos, mais pas toujours. On veut plus de véhicules électriques que de diesel, on met une prime à l’achat, on veut que tu investisses ici plutôt que là, on te met une prime ou des réductions d’impôts.
Mais pourtant parfois ça ne suffit pas, ça ne marche pas et c’est même potentiellement contre-productif. Alors, quand l’incitation financière tue l’incitation morale, c’est quoi l’histoire ?
Tiens prends un exemple. Imagine que dans ton entreprise, tu as un mal fou à recruter sur un métier spécifique et que, pire encore, chez ceux qui sont là tu as un absentéisme de courte durée très élevé.
Bah tu mets une prime pour ceux qui viennent bosser tous les jours ! Facile non ! Je te le dis moi ! Il n’y a que ça de vrai ! Le pognon. Pas d’incitation financière, bah pas d’incitation du tout. C’est quand même pas compliqué à capter.
Je te propose qu’on décortique un peu cet exemple. Je suis dans ton entreprise et j’apprends cette décision. Elle comporte deux règles : 1. J’ai le droit à une prime mensuelle si je ne manque aucune journée de travail 2. Et cela, quel que soit le motif de mon absence, même si je suis malade.
Comment je reçois ce message ? et quelles conséquences potentielles ? On va donc poser plusieurs cas de figures.
Hypothèse N°1 : je suis une personne qui essaye de contourner les règles et c’est vrai que je me débrouille pour être absent régulièrement sans me faire gauler. Mon job n’est qu’alimentaire et je cherche à maximiser mon profit et mon intérêt.
Dans ce cas de figure, la prime à la non-absence, peut t’inciter à ne plus essayer de passer entre les mailles du filet si tu estimes que le montant vaut plus le coup que de rester chez toi en étant payé mais moins. Principe d’arbitrage simple. C’est une fonction d’utilité.
En revanche, même pour cette personne, cela ne change rien à son état d’esprit. Elle trouvera bien une prochaine règle à contourner pour maximiser son intérêt. Donc on a colmaté une brèche à court terme, on a mis un pansement mais on n’a pas traité le fond du problème.
Hypothèse N°2 : je ne suis pas un mauvais bougre ni un tricheur mais le job est dur, les conditions de travail sont mauvaises et je peine. Alors, je m’arrange tant bien que mal avec quelques jours d’absence grapillés ici ou là pour tenir le coup.
Là je reçois un autre message : mes conditions de travail ne comptent pas. On n’a pas entendu le message qu’envoie l’absentéisme sur ce plan. Là il faut donc espérer que le sujet est traité par ailleurs, sinon il y aura des lendemains difficiles, car celles et ceux qui supportent en compensant avec quelques jours piqués ici ou là seront un jour bien malades ou partis ailleurs.
Pour ces gens-là, la prime mettra du beurre dans les épinards certes, comme un baume sur une plaie, mais cette plaie-là est différente de la précédente. Prime ou pas, le job sera le même et c’est justement à cause de lui qu’ils sont parfois absents.
Bon, donc là aussi ça ne marche pas bien dans la durée. Mais il y a aussi la 3ème hypothèse. Je suis bien câblé, j’ai un bon état d’esprit, je fais mon job du mieux que je peux et je sais que mon salaire fixe, on me le donne pour le travail que j’effectue donc au moins je viens le faire.
En fait, on me passe un message du genre « Reste Assis, T’es Payé ». C’est même pas que tu as un salaire fixe pour venir et une prime pour te mettre à bosser, c’est plutôt qu’on te donne un salaire fixe et une prime si tu viens au travail. Mais c’est quoi l’étape d’après ? On intègre la prime dans ton salaire de base parce que c’est un avantage acquis puis on t’en remet une nouvelle pour que tu viennes bosser ? Un jour ce sera, « t’inquiète, restes chez toi, on t’envoie ta paye » !
Si je suis consciencieux, je continue à faire mon job mais je vis ça comme une non reconnaissance de mon sérieux. Bref, on ne m’incite pas à « bien » travailler. Finalement, il suffit de venir. Mais au fond comme je suis quelqu’un de bien, je continue à « bien » faire mon job. Pas parce que c’est que mon intérêt mais parce que c’est bien.
La plupart des gens sont comme toi, ils essayent de bien faire leur job, en toute honnêteté. Mais à un moment, si en plus tu ne me remercies même pas, alors que tu files des primes aux mercenaires, je vais finir par baisser les bras.
Pire encore, je suis vraiment malade. C’est con, un truc potentiellement contagieux, deux jours avec de la fièvre. J’irai bien bosser parce que moi je ne m’arrête pas pour un petit 39 mais je ne vais pas exposer mes camarades ou mes clients. De toute façon mon chef ne l’accepterait pas l’institution déteste la moindre prise de risque. Bref, je suis absent, contre mon gré.
Et là bingo pas de prime. Là, tu commences à nourrir un autre sentiment, celui d’injustice. Tu te dis : ceux qui trichent on leur donne une prime pour qu’ils ne trichent pas et moi qui prend sur moi, au moindre écart qui n’est pas lié à ma bonne volonté, je suis pénalisé. D’un sentiment d’injustice, il ne sort jamais rien d’apaisé, ni de bon !
Bingo, on a gagné, on n’a rien changé au problème de fond et on prend le risque d’abîmer la flamme de ceux qui tiennent la baraque, tout ça pour colmater une brèche dans l’urgence. Pas sûr que ce soit bien malin.
En somme, si j’ose dire, une incitation financière qui a tué l’incitation morale de ceux et celles qui font bien leur job parce que c’est bien.
C’est un phénomène connu. On ne reviendra pas ici sur le distinguo motivation intrinsèque et motivation extrinsèque connu depuis longtemps. Ni sur le sujet de la motivation qui embrasse plus large et invite à la nuance. En revanche, on parle ici de ce que Bruno Frey, professeur à l’université de Zurich, appelle les « incitations désincitatives »
Je te donne un exemple intéressant à méditer avec une étude qu’il a mené sur des bénévoles, et qui est cité dans l’ouvrage de Maya Beauvallet « les stratégies absurdes »[1] : l’étude vise à se demander si les bénévoles travailleraient plus si on les payait ou si on leur donnait des réductions d’impôts.
Il conclue en substance que l’incitation monétaire doit être très élevée pour avoir un effet, et dans le cas contraire elle peut avoir l’effet inverse. Ceci rejoint également les travaux de Richard Titmuss[2] dans les années 70 sur les dons de sang aux Etats-Unis qui, bien que rémunérés, étaient moins nombreux qu’en Grande-Bretagne, là où ils ne l’étaient pas.
Bref, on comprend aisément l’idée. Si on te file du pognon pour faire un truc que tu estimes normal et que tu aurais fait de toute manière, tu te dis que c’est louche et donc tu hésites.
C’est aussi oublier le fait qu’il y a bien d’autres facteurs de motivation chez un individu que le seul appât du gain et que d’introduire des primes nuit parfois à l’objectif qu’on se donne. C’est aussi, par exemple, ce que souligne Dan Pink dans une conférence sur Ted, en évoquant les effets de l’incitation financière sur la capacité à résoudre des problèmes.
En résumé, la motivation est un champ complexe qu’on ne saurait réduire aux seules incitations financières qui, dans certains cas, peuvent conduire à l’effet inverse à celui qu’on escomptait car l’incitation financière peut aussi annihiler les effets d’autres leviers de motivation.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.
[1] Beauvallet Maya (2009) « Les Stratégies absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux: Comment faire pire en croyant faire mieux » Seuil
[2] Titmuss Richard (2018) « The Gift Relationship: From Human Blood to Social Policy» Policy Press