Quand les rites masquent le culte
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur les rites en entreprise et plus particulièrement leur renouvellement comme facteur d’engagement des collaborateurs.
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur les rites en entreprise et plus particulièrement leur renouvellement comme facteur d’engagement des collaborateurs.
On a tous en tête cette image de feu Steve Jobs et ses keynotes aussi épurées que planétaires, aussi directes qu’impactantes. Le moment que tous les aficionados attendent avec impatience… vouant un véritable culte à la marque.
Peut-être avez-vous aussi cette autre image, celle du concurrent Microsoft et de son CEO Steve Ballmer hurlant et courant sur scène au point d’avoir du mal à reprendre son souffle pour crier au monde ces 4 mots : « I love this company » …
Une image qui laisse au milieu du gué, entre fascination et peur. Le regard, dans la vidéo que vous retrouverez sur youtube, à la 23ème 24ème seconde… Ou ce geste, doigt levé bras tendu à la 31ème … Cela embarque peut-être les troupes ou ça fout la trouille.
Les grands raouts ont toujours fait partie de ces cérémoniaux, rites d’entreprises. Ces rites-là comme d’autres, on peut en effet être tenté d’en jouer pour renouveler un engagement pour le collectif que l’on sent en berne…
Mais la question c’est de savoir ce qu’ils célèbrent ou dissimulent. Alors, quand les rites masquent le culte, c’est quoi l’histoire ?
Les rites, depuis la nuit des temps, ont toujours constitué un levier pour cimenter une communauté et donc favoriser l’implication de ses membres. Les rites peuvent être religieux bien sûr mais aussi païens et l’entreprise n’y échappe pas.
Le mot rite vient du latin « ritus » qui signifie « ordre prescrit » qui viendrait lui-même d’une forme de l’indo-européen évoquant « l’ordre du cosmos », faisant ainsi dire à Dominique Picard, professeure émérite de psychologie sociale : « l’étymologie nous renseigne donc sur un aspect essentiel des rituels : leur lien avec un certain ordre. Mais lequel ? » [1]
Les rites ont cet effet mobilisateur, non seulement parce qu’ils impriment quelque chose à force de répétition, genre méthode Coué, un peu quand Steve Ballmer répète inlassablement « developpers, developpers, developpers »… Bref, le rite martèle.
Et ils jouent sur une double fibre. La fibre émotionnelle et le magique. Le recours au symbolique, au sacré. En gros, ce que l’on vénère. On voit donc là deux choses se distinguer au regard de notre sujet.
Si l’on veut bien accepter l’idée que l’engagement c’est la combinaison de la motivation et de l’implication dans la durée, la seconde relevant de la dimension affective qu’on met dans l’objet de cet engagement, alors le lien avec la fibre émotionnelle est tout trouvé.
Et puis le second rapport, c’est l’objet de cet engagement. En l’occurrence, celui que l’entreprise veut susciter c’est bien ce que l’on pourrait appeler l’engagement collectif ou pour le collectif. L’objet c’est le projet d’entreprise, son ambition, sa stratégie et ses valeurs. L’ordre du sacré. Ce qu’il faut donc vénérer.
Alors pourquoi être tenté de renouveler les rites en entreprises pour renouveler ce fameux engagement ? C’est là où interviennent des facteurs contemporains à prendre en compte. En substance, deux tendances marquent l’entreprise.
D’une part, le développement de l’individualisme dont on sait qu’il est assez peu propice à l’engagement pour un projet ou une ambition collective.
Et, d’autre part, une évolution qui tend à ce que le poids des émotions ressemble de plus en plus à une marée qui submerge la raison, l’autorité et parfois même la science.
Le lien est tout trouvé avec notre sujet : les rites jouent sur les émotions pour célébrer un culte en mobilisant sacré et symbole… on a là un super « combo » pour restaurer un engagement pour le projet d’entreprise.
Et alors on appelle au « réenchantement ». Seulement voilà, ce n’est pas toujours aussi simple que cela. Bien sûr le renouvellement des rites peut lutter contre une certaine forme de lassitude. Changer les habitudes pour éviter la routine si meurtrière…
Quand « l’homme retrouve sa défaite : le quotidien » écrivait Henri Michaux. Cela peut marcher oui. Mais le renouvellement de surface ne fonctionne qu’à la condition qu’il y ait adhésion au fond.
Car sinon, du latin « ritus » au rictus il n’y a pas long à parcourir. En d’autres termes, jouer sur le renouvellement des rites de l’entreprise pour réenchanter ce qui n’a jamais suscité d’enchantement préalable c’est s’exposer au retour de bâton.
Le problème au fond ce n’est pas celui des rites, de leur existence ou de leur renouvellement régulier. Ce n’est pas non le plus celui de la liturgie qui en définit l’ordre et les règles par l’autorité suprême ou les grands chefs à plumes.
Non le problème c’est celui du culte, ce qui soulève deux questions. D’une part, quel culte ces rites célèbrent-ils ? Ici on sait lequel, on l’a dit, c’est celui du projet, de la stratégie etc. Et, d’autre part, les gens y adhèrent-ils ? L’objet du culte est-il légitime à leurs yeux ?
Parce qu’il y a celles et ceux qui y adhèrent, auquel cas, le renouvellement des rites s’appuient sur une croyance préalable et peut en effet raviver une braise que le quotidien a affaibli. Mais il y a celles et ceux qui n’y adhèrent pas… ou plus.
Celles et ceux qui n’adhèrent pas, ou plus, au but ou aux valeurs de l’institution mais qui en acceptent les normes sociales, donc les rites, adoptent une autre attitude rituelle : le respect de la norme mais rien à foutre de ce qu’elle sert et de ce à quoi elle sert.
Le ritualisme quand on n’adhère pas aux valeurs, l’un des comportements très bien expliqué par Robert Merton dans sa théorie de la déviance[2]. Ou quand la prière ne fait pas la foi !
Surtout quand les gens qu’il faudrait fédérer estiment, à tort ou à raison, que le culte les asservit et les conduit irrémédiablement à courber l’échine et plier le genou.
Et cela peut-être le cas en entreprise lorsque le culte masque grossièrement la réalité, quand le récit qui l’entoure contredit ce que les gens vivent, ce qu’on nomme pudiquement « expérience collaborateur ». Dans ces cas-là, la liturgie s’écrase précisément sur le mur de ce même réel : celui du travail, de son sens, de ses conditions et de sa reconnaissance.
Si en plus la conjoncture modifie significativement le rapport de force en faveur des salariés parce que la pénurie de main d’œuvre met l’entreprise devant une impossible équation, alors tout ce qui accompagne ce « réenchantement » de surface se retourne alors.
En fait, renouveler les rites pour renouveler l’engagement dans le projet d’entreprise cela requiert une condition préalable, à savoir que ce projet soit reconnu comme un bien commun.
En d’autres termes, pas de renouveau de quelque chose qui n’existe pas au préalable car sinon c’est du fake. Le rite devient alors un masque vénitien qui dissimule une réalité moins enchanteresse…
Peut-être s’agit-il, plus que de renouvellement des rites, d’une question d’équilibre dans le respect des intérêts des parties prenantes et d’authenticité des décisions pour les servir. Les rites en découleront ensuite pour amplifier un sentiment naissant mais ils ne maquilleront jamais son absence.
En résumé, renouveler les rites en entreprise pour susciter un engagement pour son projet ou ses valeurs suppose une adhésion préalable faute de quoi les rites seront vus comme une mascarade et provoqueront vraisemblablement l’effet inverse.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.
[1] Picard, D. (2016). Rites, rituels. Dans : Jacqueline Barus-Michel éd., Vocabulaire de psychosociologie: Références et positions (pp. 260-266). Toulouse: Érès.
[2] R. K. Merton, Social theory and social structure, Free Press, 1965.