Apprendre est une souffrance
Dans cet épisode, nous allons souffrir car nous allons apprendre. Ou plutôt nous allons découvrir qu’apprendre constitue une souffrance, nécessaire !
Dans cet épisode, nous allons souffrir car nous allons apprendre. Ou plutôt nous allons découvrir qu’apprendre constitue une souffrance, nécessaire !
Je suis en train de créer une super formation, digital, 4.0, ludique, avec des images, des quizz, des jeux, des interactions… je sais pas encore de quoi ça va parler mais ça va être top ! Hyper gamifié, pratico-pratique, et surtout court genre micro-learning… Ca va se vendre comme des petits pains.
Ah oui, le genre de formation qui promet qu’en 2 min et sans effort tu deviendras un expert d’un sujet complexe ? Super ! Tu reviens me voir quand tu auras fait l’effort… d’y réfléchir ?
S’il n’est pas question de renier l’utilité de certaines méthodes qui ont fait leur preuve et encore moins de prétendre qu’il faille décourager l’équipage avant même d’être monté à bord, il convient néanmoins de s’interroger sur toute démarche qui pourrait conduire à laisser croire aux apprenants qu’ils peuvent apprendre sans fournir d’efforts.
Derrière ces artifices de formes on cache parfois une réalité difficile à accepter. Alors, apprendre est une souffrance, c’est quoi l’histoire ?
C’est vrai que ton titre sonne un peu comme un tue l’amour qui ne pourrait que vider les salles de formation, réunions Zoom et autres plates-formes de eLearning. Fuyez, braves apprenants !
Toute vérité ne serait donc pas bonne à dire ? Pourtant quand on se lance dans une formation ou quand on a la volonté de progresser, mieux vaut savoir à quelle sauce on va être mangé si on veut s’y préparer.
Tu as raison, alors expliquons pourquoi apprendre est une souffrance. D’abord, apprendre suppose d’abord de désapprendre, c’est-à-dire remettre en question ce que l’on croit savoir pour faire place à une nouvelle connaissance qui viendrait ébranler notre système de représentation.
Or, par nature, un système tend à se replier sur lui-même pour assurer sa cohérence. Tout nouvel objet à intégrer le perturbe par nature. Le nouveau, l’inconnu choque les étais de notre système de représentation, conduisant le Sujet, c’est-à-dire vous et moi, à sortir de l’immobilité dans laquelle nos certitudes nous avaient plongés.
Apprendre, qui consiste à intégrer un nouveau savoir à ce système nécessite donc que l’on sorte de cette immobilité et c’est pas très agréable… C’est justement ce que Platon explique dans son allégorie de la caverne : tourner la tête, ouvrir les yeux, se lever, demande un tel effort, qu’il semble plus facile d’y renoncer, d’autant plus lorsque le nouvel objet de connaissance nous parait insaisissable ou incompréhensible.
Alors bien sûr, on peut accepter de faire cet effort si nous y voyons une fin plus ou moins proche, ou si nous avons en ligne de mire une récompense qui justifie, à nos yeux, cet effort.
Mais s’engager sur un chemin, rude et escarpé[1], sans même savoir où il mène peut sembler constituer un effort insurmontable quand la perspective de récompense est aléatoire.
Et pourtant, cette absence de destination est peut-être notre seule certitude. De nombreux penseurs nous ont dit l’impossibilité de tout connaître : la montre d’Einstein restera fermée[2], notre compréhension de son mécanisme ne sera jamais qu’une croyance.
Donc non seulement je dois faire un effort pour apprendre un peu, mais en plus, j’ai la certitude que ce seul effort ne suffira pas et qu’il me faudra recommencer sans fin. Super, je préfère rester assis là à attendre.
Et c’est effectivement l’attitude de beaucoup d’entre nous face à cette prise de conscience. Apprendre nécessite de rester sourd aux sirènes qui nous inviteraient à abandonner cette quête qu’on pourrait croire vaine. Et donc, un nouvel effort est à fournir !
Donc, apprendre déstabilise mon système de représentation qui était bien tranquille, ça me plonge dans l’incertitude, j’en comprends qu’en fait je n’en sortirai jamais réellement, c’est le premier apprentissage, et il faudrait pour continuer d’apprendre que je ne revienne pas en arrière, c’est-à-dire à la stabilité, mais que je continue d’avancer malgré tout ? Ce n’est pas très engageant ton truc !
Non pas engageant en effet, mais réaliste. Apprendre nous plonge nécessairement dans une angoisse dont Françoise Dolto dit qu’elle est constitutive de l’être humain lucide[3].
S’accrocher à nos certitudes comme autant de branches qui nous évite de tomber dans nos failles, devient alors une tentation de tous les instants, à l’image de Robinson qui cède à la tentation de la « souille ». Apprendre est nécessairement une souffrance si l’on accepte de considérer que cette lutte acharnée contre notre nature, encline à la stabilité et à la certitude, n’est pas gagnée d’avance.
En fait, en d’autres termes apprendre, c’est accepter que nous ne saurons jamais complètement tout ce qu’il y a à savoir et que nous tournerons toujours autour du pot. Mais c’est aussi et surtout, accepter de continuer malgré tout.
L’effort le plus grand dans l’apprentissage est par conséquent l’effort de la sagesse. C’est en cela que l’artisan peaufine sans cesse son tournemain, cherche en permanence à progresser dans son art, car au fond, sa finalité n’est plus lui-même mais son art.
Sauf à réduire un métier à la réalisation de quelques techniques élémentaires, l’apprentissage d’un métier s’inscrit nécessairement dans un temps long pour ne pas dire sans fin, avec toute l’humilité que cela demande.
En résumé, apprendre suppose un effort et un effort ça fait mal ! On peut toujours enrober cet effort d’artifice pour faciliter l’apprentissage, il n’empêche que c’est à celui qui veut apprendre de faire cet effort.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire
[1] Allégorie de la caverne, Livre VII de la république de Platon
[2] Albert Einstein, (1983), L’évolution des idées en physique, Flammarion.
[3] « Un être humain est d’autant plus évolué que son angoisse est plus grande », extrait de au jeu du désir, essais cliniques édité au seuil en 1981.