Non, on ne recrute pas un talent !
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur le sens des mots et plus particulièrement sur l’expression employée par certaines et certains recruteurs lorsqu’ils disent qu’ils recrutent un talent.
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur le sens des mots et plus particulièrement sur l’expression employée par certaines et certains recruteurs lorsqu’ils disent qu’ils recrutent un talent.
Talent acquisition. Le mot est lâché. Je ne « recrute » pas mais je fais du talent acquisition. Bon pourquoi pas d’ailleurs si je bosse dans un environnement international où l’anglais est la règle, ce n’est pas anormal au fond ?
Bah oui. On manage des talents donc on recrute des talents. Quoi de plus normal non ? Alors pourquoi on ne recrute pas un talent ? C’est quoi l’histoire ?
On ne va pas débattre ici de l’emploi du mot « talent » en lieu et place de celui de « compétence ». Même si le débat pourrait être révélateur de beaucoup de choses à lui seul. Car en vérité dans beaucoup d’entreprises, il n’y a quasiment aucune différence entre la gestion des compétences d’antan et le talent management d’aujourd’hui.
Admettons néanmoins l’idée qu’il y a bien une différence de fait entre les deux, à défaut de la voir si répandue dans les pratiques. Quelle est-elle ?
On pourrait suggérer que la gestion des talents consiste à s’intéresser à la personne et à toutes ses caractéristiques (ses compétences, ses performances, son potentiel, etc.) et pas uniquement à ses compétences. Et même sur ce plan, à s’intéresser à toutes ses compétences, y compris celles qu’elle n’a pas besoin de mobiliser dans l’emploi qu’elle occupe aujourd’hui, parce que l’ensemble de ces compétences constitue une richesse mobilisable. Un capital en quelque sorte.
Et en cela c’est différent d’une gestion des compétences traditionnelle qui, finalement, dans ses principes constitue une dérivée RH d’une gestion optimisée des ressources : je m’assure qu’il y ait le moins d’écart possible entre les compétences dont j’ai besoin et celles dont je dispose. Je pars donc de mon besoin et non pas de la ressource.
Alors que dans ce que nous pourrions qualifier en effet de gestion des talents, le point de départ n’est pas le besoin mais la ressource en tant que telle, la personne. Et donc on pourrait alors parler d’une richesse, qu’on essaye de développer, un capital qu’on enrichit donc une source que l’on essaye au moins de ne pas tarir par opposition conceptuelle à une ressource qu’on optimise.
C’est aussi s’intéresser à celles et ceux qui présentent un important potentiel, au-delà de leurs seules compétences métiers ou comportementales – pardon de leurs hard skills et soft skills – mais qui ont des caractéristiques personnelles, et notamment une performance, qui font d’eux l’avenir de l’entreprise.
D’où des outils bien connus comme la nine box matrix, introduite par McKinsey dans les années 70, et qui croise performance et potentiel.
OK chef(fe) c’est vendu. Acceptons l’idée que la gestion des talents n’est vraiment pas la gestion des compétences. Mais, ce que nous visons en vérité ici n’est pas tant la matérialité du talent management mais cette expression, qu’on entend dans la bouche de certains recruteurs quand ils viennent de recruter UN talent.
On a l’impression même que c’est tellement plus valorisant de dire que tu recrutes UN talent… comme si l’habit du talent dont il est question venait vêtir tes propres épaules du simple emploi d’un anglicisme alors que, ce que tu recrutes, et bien ce sont des gens ! Des personnes quoi ! Non, tu ne recrutes pas un talent, tu recrutes une personne.
Revenons un instant sur le sens des mots, pour le plaisir. Le talent, donc un talent, c’est une aptitude particulière à faire quelque chose. Une sorte de compétence distinctive pour ne pas jouer sur les mots d’un ancien temps. Une compétence en d’autres termes qui te permet d’obtenir un résultat distinctif. Un atout compétitif.
En cela, dire que tu « recrutes un talent » cela renvoie à deux possibilités.
- La première : cela signifie que tu cherches une aptitude particulière chez la personne que tu recrutes. Et en l’occurrence une aptitude qui répond à un besoin que tu as identifié puisque c’est justement ce que tu recherches. Dans ce premier cas, le point d’entrée de ton raisonnement c’est bien le besoin que tu cherches à satisfaire par une ressource, en l’occurrence un talent chez une personne. Ce qui caractérisait la gestion des compétences et pas le talent management. Bon OK je sors.
- Ou alors, la seconde possibilité, tu cherches bien une personne avec des aptitudes personnelles que tu n’as pas formalisées en tant que besoin mais dont l’ensemble réuni chez une personne que tu appelles « talent » représente bien une richesse dont tu te dis qu’elle constitue un atout dont tu aimerais t’attacher les services.
Mais alors dans ce second cas, l’emploi du singulier laisse à penser qu’il s’agit d’une grossière faute de français ou bien, à supposer que ce singulier en lieu et place d’un pluriel témoigne bien de ce que tu veux dire, alors tu ne recrutes pas un talent mais bien une personne. Bref on joue sur les mots mais peut-être pas tant que ça si on va un peu plus loin.
Aie aie aie, ce qu’on oublie si souvent dans le management ou la gestion des ressources humaines. La personne. L’emploi d’une expression impersonnelle, le mot talent, pour parler de la personne et qui conduit précisément à ce que ce soit la personne qui disparaisse. Il n’y a donc plus personne quand on emploie le mot talent. Allez, on suggère une réflexion iconoclaste. Toujours pour le plaisir.
Dans la Grèce Antique, le talent représentait une unité de mesure, celle de la masse d’eau contenue dans un pied cube. En gros, un poids de 20 à 30 kilos selon la valeur du pied. C’est amusant comme analogie non ? Je recrute un talent, de la compétence au kilo en quelque sorte… Non je blague bien sûr.
Alors peut-être que l’utilisation d’une expression impersonnelle nous affranchirait inconsciemment de nous intéresser justement à ce qui est bien complexe à savoir la personne plutôt qu’à sa seule valeur d’utilité, son talent ! Passer du sujet à l’objet. La définition même de la déshumanisation non ? Allez, je plaisante aussi.
S’intéresser sincèrement à la personne en tant qu’être humain plutôt que la richesse qu’elle représente. Tout un programme qui devrait faire le sens du métier de recruteur non ? Et c’est évidemment le cas pour certains et certaines d’entre eux. Mais peut-être aussi, et c’est juste une hypothèse là encore, que d’autres n’entendent derrière le mot « personne » que le sens de Persona en latin, qui voulait dire le masque de théâtre.
Persona, ce que Jung, au début du siècle précédent, utilisait pour désigner l’adaptation de la singularité de la personne, en tant qu’être humain, à une norme sociale. C’est souvent une souffrance me semble-t-il. Intéressant de se poser la question non quand on parle aussi d’inclusion en RH.
Tiens, persona, ce n’est pas ce qu’on utilise en marketing aussi d’ailleurs ? C’est un stéréotype. Stéréotype et inclusion, pas sûr que cela fonctionne bien ensemble ces deux trucs.
Tu veux dire qu’à trop s’intéresser au persona, le masque, le rôle que joue la personne, soit on en oublie de s’intéresser en vérité à la personne elle-même soit on la réduit à son personnage ?
Et dans ce cas pourquoi dire qu’on recrute un talent, si on ne s’intéresse qu’à son rôle et pas à la personne en tant que telle ?
Et oui, on ne découpe pas la personne en une somme de talents et de capacités que l’on pourrait réunir dans un personnage de façade. Diable, on recrute bien une personne avec tout ce que cela comporte, y compris toute son hommerie pour reprendre la formule de Saint François de Sales : « Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie »… Mais l’hommerie ça, on n’en parle pas.
En résumé, on ne recrute pas un talent mais une personne. On peut comprendre avec bienveillance l’emploi abusif de l’expression « talent » à la place de celle de « personne » mais attention à ce qu’elle ne dissimule pas un manque d’attention à l’être humain qui en est porteur.
J’ai bon chef(fe) ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire