Travail à distance et créativité
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur la relation entre le travail à distance et la créativité.
Dans cet épisode, nous allons nous interroger sur la relation entre le travail à distance et la créativité.
Combien de fois nous vantera-t-on les vertus de brainstormings d’où fuseraient une créativité débordante, comme dans un bouillon de culture, une sorte de soupe primitive d’où émergerait la vie ?
Et combien de fois nous a-t-on dit que la distance nuisait profondément à cette interaction permanente ? Mais est-ce bien aussi simple que cela ? La distance et la créativité sont-elles nécessairement incompatibles ? C’est quoi l’histoire ?
Commençons par ne pas confondre créativité et innovation. La 1ère, la créativité, c’est le monde des idées, cela ne transforme pas le réel mais c’est une source pour la 2nde, l’innovation, qui, elle, transforme concrètement le réel, par un nouveau produit ou un nouveau service par exemple. Ici, nous parlons bien de créativité.
Et la 1ère idée reçue, c’est que la créativité passerait nécessairement par une forme de brassage des idées, par le rebond de celles des uns sur celles des autres, par l’échange et l’interaction. La créativité peut bien sûr s’en nourrir valablement mais c’est très réducteur.
Et donc le raisonnement est simple, la distance nuirait à la créativité puisqu’elle limite les échanges et les interactions. Tiens, fut un temps où une ancienne DRH de Google, l’affirmait [1], je cite : « le télétravail ne favorise pas cette créativité. On essaie de limiter cet éloignement là car il est incompatible avec notre culture. »
On peut ici relever 2 points.
- Le 1er c’est que ce type d’affirmation présupposerait qu’il s’agit d’un télétravail à 100% parce que sinon on ne voit vraiment pas pourquoi un salarié en télétravail 2 ou 3 jours par semaine, par exemple, serait privé de ces fameuses interactions sources de créativité et donc en quoi le télétravail nuirait tant à la créativité de l’ensemble.
- Et puis un second point, pour l’hygiène du raisonnement, imaginons même un télétravail à 100% comme celui qui nous a été imposé durant les confinements pendant la crise de la Covid. En quoi serait-il démontré que ce type de situation réduit à néant les interactions ? Il n’y aurait donc pas d’outils digitaux qui permettent d’interagir à distance, de manière synchrone ou asynchrone ? C’est un peu la même confusion qu’entre distanciation physique et distanciation sociale !
Le décor est posé avec ce genre d’affirmation, c’est celui du fondement culturel qui structure le rapport entre l’individu et le groupe… Et la crainte implicite que la distance physique ne soit source de distance de l’individu avec la culture du groupe. D’autre part, en quoi la créativité est-elle dépendante à ce point du groupe et de sa culture ? …
En vérité, la créativité est un processus plus complexe que cela et le réduire à des affirmations péremptoires est très réducteur. Bien sûr le groupe peut la nourrir mais ses codes et ses rites peuvent aussi confiner à la censure.
Le risque de l’entre-soi et des autosatisfactions qui sont beaucoup moins propices à la créativité !
L’adage dit que la créativité naît de la contrainte, un peu à l’image de la cocotte-minute dont va s’échapper l’air en sifflant, mais il a bien fallu la faire bouillir avant, l’eau, pour que la vapeur s’échappe. La convergence vient après la divergence ! Peut-être même que le temps long, qu’une certaine forme d’étalement est aussi propice à la créativité ?
Oui, dans ces moments solitaires, où toute l’énergie est concentrée sur un voyage sans limite, où la barque légère saute librement de vague en vague ou dans cette solitude de la nuit où aucun tabou ne l’entrave, où aucun regard ne la jauge.
Alors si la contrainte, l’émulation, la confrontation peuvent nourrir la créativité, parfois elle s’épanouit aussi très bien dans la liberté, la solitude et la contemplation en effet.
Dans cette intimité du voyage intérieur que relate Henri Michaux lorsqu’il dit «j’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » [2].
En réalité, la créativité n’est pas reproductible à l’envi même si (peut-être) elle peut faire l’objet d’une certaine forme de modélisation. En tout cas, elle échappe à l’idéologie managériale. Le «télétravail qui nuirait à la créativité» c’est la même illusion que celle des Open Spaces des années 90, soit-disant si favorables à la coopération et pourtant si décriés aujourd’hui!
La créativité est protéiforme, paradoxale. Profondément incertaine, comme la vie dont elle est à l’image. L’urgence dicte parfois sa brutalité ou son évidence et là elle se tire et se tend à la manière de l’arc qui propulse la flèche. Pourtant, dans la contemplation et l’ennui, elle ne se tend pas mais elle s’étend comme un flux nourricier incessant.
Il lui faut bien sûr des ponts, des associations d’idées et des rebonds. Mais il lui faut aussi parfois de la précision, la profondeur et l’acuité de la spécialisation. Elle s’aiguise dans la maîtrise ultime d’un domaine mais la transdisciplinarité assoit aussi ses bases et lui permet de s’envoler ailleurs.
En vérité, je crois qu’il faut avoir été intimement confronté à la création, avec ses affres, ses errances, ses doutes, parfois même ses souffrances, mais aussi ses joies et ses fulgurances, pour saisir l’humilité qu’elle nous impose et qui nous invite à ne pas l’enfermer dans une représentation parcellaire et définitive.
Créer les conditions de la créativité, c’est peut-être savoir accepter ses paradoxes, accepter qu’il n’y a pas vraiment de modèle, mais qu’il y a la vie. C’est tout. Et l’accepter, c’est déjà un grand pas ! C’est peut-être pour cela que fut un temps, dans certaines entreprises, on muselait les créatifs mais pas la créativité elle-même.
Mais maintenant que le discours managérial l’appelle de ses vœux dans un monde en transformation, la créativité devient enjeu de pouvoir et on la convoitise. Alors on la modélise, et ce n’est alors plus les créatifs qu’on musèle mais bien la créativité elle-même qu’on étouffe.
Et, en cela, la distance, comme toute forme ou modalité de travail individuel particulière peut, ou pas, favoriser la créativité selon les conditions de son exercice. Le sujet invite, si l’on veut vraiment la favoriser, à une réflexion approfondie sur des thèmes aussi vastes que le travail en lui-même, sur le rapport entre l’individu et le groupe, sur la liberté et le contrôle, etc…
En résumé, la créativité est un processus complexe, protéiforme et peu modélisable. Affirmer que le télétravail nuit à la créativité, c’est réduire le télétravail à un travail sans interaction et circonscrire la créativité à une seule de ces nombreuses facettes. Distance et créativité n’ont donc pas d’incompatibilité de principe !
J’ai bon cheffe ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire
[1] «Les secrets de Dorothée Burkel, DRH chez Google, pour gérer ses équipes» – Marie-Madeleine Sève pour LEntreprise.com – 13/10/2011
[2] Henri Michaux, «Passages: (1937-1950)», Gallimard, édition 1998