Manager des experts
Dans cet épisode nous allons nous demander ce que cela suppose de particulier de manager des experts.
Alors là je t’arrête un instant. C’est normal, tu n’es pas une spécialiste, je ne t’en veux pas, mais il faut qu’on la reprenne, ce n’est pas précis tout ça. Alors, d’abord tu dis experts. Tu oublies les expertes… En disant, je cite « ce que cela suppose de particulier » tu exclues de fait l’hypothèse que cela ne suppose rien de particulier. J’ajoute en outre que tu parles des experts comme s’il s’agissait d’une population homogène. Sans parler du fait que, même si c’est un détail…
STOOOP chef(fe). Tu es chiant là. C’est une phrase d’intro. On ne va pas faire une phrase d’intro qui fait 2mn. C’est une synthèse. Donc court… donc c’est imparfait oui pour un spécialiste de la question mais c’est ce qu’il faut en l’occurrence pour les auditeurs, du moins à ce stade.
« Le simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable » disait Paul Valéry… Et les experts ne sont pas tous des spécialistes… Alors, manager des experts, c’est quoi l’histoire ?
C’est toujours tentant de réduire un groupe de personnes à quelques caractéristiques réductrices, c’est vrai. Loin de nous l’idée de mettre tous les experts et expertes dans le même sac. Expert ou pas, la nature humaine est d’une extraordinaire diversité et c’est ce qui en fait un des charmes.
On ne va pas ouvrir un débat d’expert sur ce que cela signifie « être un expert ». On va se contenter, ce qui nous semble suffire dans la perspective qui nous anime ici, de poser quelques jalons pour comprendre de quoi on parle.
Néanmoins, il suffit de voir comment l’ultracrépidiarisme fait des ravages pour se convaincre de la pertinence du sujet… Comme au comptoir, chacun et chacune y va de sa vérité qu’il ou elle érige en évidence universelle… Bref, nous ne sommes pas des experts de l’ultracrépidiarisme non plus alors on va la fermer… Je rigole.
On va poser un premier jalon donc en rappelant que le mot « expert » vient du latin « expertus » ou en substance « qui a fait ses preuves ». En d’autres termes, une excellence reconnue, généralement par ses pairs. Ce qui ouvre un autre sujet qu’on ne traitera pas ici.
Tiens, ça me rappelle quand même une image qu’on utilisait pour qualifier les niveaux les plus élevés du critère connaissances de la méthode Hay : il y a le niveau où tu écris des livres reconnus sur ton sujet, puis le niveau d’après, où là, ce sont les autres qui écrivent des livres sur toi. Bref, je ferme la parenthèse, ce n’est pas le sujet tu as raison.
On va donc définir l’expert comme une personne hautement qualifiée, particulièrement compétente sur un sujet donné, en l’occurrence celui de son expertise. Une sorte de virtuose donc.
Ce n’est donc pas à proprement parler un spécialiste, c’est-à-dire quelqu’un qui a cantonné son expertise à un domaine très pointu. Expert et spécialiste ce n’est pas rigoureusement la même chose, même si l’on peut se demander s’il est raisonnablement possible d’exceller dans tous les domaines à la fois sauf à considérer que ta spécialité soit justement la transversalité. Expert et spécialiste, deux notions proches donc mais pas rigoureusement identiques.
L’expert en entreprise, dont nous parlons ici, est quand même celui ou celle qui a développé une compétence forte dans un domaine spécifique ou ceux qui y sont rattachés directement et qui, professionnellement, s’inscrit plutôt dans une logique de profondeur des compétences plutôt que de largeur.
Cela renvoie à l’éternel débat sur l’interdisciplinarité… Edgar Morin en parle ainsi, je cite : « la frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres vont isoler la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines. L’esprit hyperdisciplinaire va devenir un esprit de propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir. »[1]
Voilà donc potentiellement deux traits caractéristiques de l’expertise : une vision certes plus pointue mais moins globale d’une part et, d’autre part, une propension à délimiter un territoire.
On va s’intéresser à ces deux points. D’abord le premier. La profondeur de vue se fait par nature au détriment de la largeur de vue. On ne dit pas que l’expertise conduit à une moindre hauteur de vue mais qu’elle embrasse plus profond donc moins large.
Jolie comparaison. En d’autres termes, on creuse un sujet, et donc dans le fond de ce trou, on voit moins bien ce qui se passe ailleurs. On voit toujours le ciel, c’est la hauteur de vue, mais on est par nature moins conscient de ce qui se passe dans les autres trous !
Ah les pt’is trous. Toujours des ptis trous. On voit la problématique du cloisonnement se dessiner. Or, lorsqu’on manage, par nature on est confronté à un champ de contraintes plus vaste qui peut conduire à ce que les arbitrages que l’on rend, ne soient pas guidés que par un paramètre technique.
Prends l’exemple du confinement c’est intéressant. D’un côté un avis purement scientifique, mais de l’autre des problématiques d’ordre social, économique etc. Les arbitrages rendus tiennent par nature compte d’un ensemble de facteurs plus large que celui de l’expert. A qui d’ailleurs ce n’est pas ce qu’on demande.
Il y a là deux axes managériaux, même si c’est loin d’être les seuls, sur lesquels il faut être particulièrement vigilant.
- La pédagogie des décisions et des arbitrages pour que l’expert dont l’avis n’aurait pas primé dans une décision comprenne en toute transparence la nature des autres facteurs qui ont présidé à l’arbitrage.
- Faire comprendre à l’expert ce dont on a besoin de sa part pour rendre ses propres arbitrages pour qu’il puisse trouver la juste synthèse et orienter ses efforts avec pertinence.
En d’autres termes, on ne demande pas à l’expert d’étaler et justifier son expertise, on la connait et la reconnait, d’ailleurs on y fait appel. On lui demande de nous fournir les clés de compréhension pour prendre de bonnes décisions. Et pour cela, l’expert a besoin aussi de comprendre la finalité que l’on poursuit.
Exprimer ce dont on a besoin pour décider, ouvrir le champ de conscience de l’expert pour qu’il puisse ajuster son action, expliquer en toute transparence les arbitrages rendus. Une affaire de pédagogie plus exigeante peut-être.
La seconde dimension évoquée précédemment relève du potentiel réflexe de territoire et de l’isolement de l’expertise. Barricadé derrière un langage choisi et hermétique aux autres pour que le profane n’investisse pas son terrain.
C’est peut-être simplement propre à l’être humain et pas seulement aux experts ce type de réflexe. L’expert utilisera alors l’expertise comme rempart là où d’autres utiliseront d’autres leviers. Et tous les métiers usent de cette ficelle.
Si la spécialisation a une propension à l’isolement et au territoire comme le souligne Edgar Morin, la détention d’un savoir en conduit aussi certains au melon, ce qui n’aide pas à rompre cet isolement.
Bref, deux exigences managériales en la matière. La première relève encore de la pédagogie, celle de ce à quoi participe l’expertise pour que celle-ci ne s’assèche pas à force de s’enrouler sur elle-même mais soit bien conscience qu’elle s’inscrit dans une perspective collective pour laquelle elle œuvre, comme tout le monde.
Et une relativisation des choses pour éviter le risque de sentiment de toute-puissance qui non seulement isole l’expert mais peut le rendre d’accès difficile pour les autres.
D’autres traits spécifiques pourraient ici être développés comme par exemple, la question de la pérennité de l’expertise qui impose une attention particulière à son entretien quand on est manager et peut-être plus qu’avec des populations dont la compétence est moins critique.
Mais il y a aussi les facteurs de motivation ou le sujet de la reconnaissance, avec une population qui aime son expertise et la matière dont elle fait l’objet. La motivation intrinsèque y est peut-être un moteur plus fort : un challenge technique, un champ d’application plus attirant qu’ailleurs, etc.
Combien d’experts ont par exemple privilégier des jobs peut-être moins bien payés ou des boîtes moins reluisantes sur le CV mais offrant un terrain de jeu particulièrement excitant au regard de leur expertise. Une dimension à ne pas oublier lorsqu’on se bat tous pour les attirer et qu’on nourrit l’idée, peut-être à tort, qu’on n’a pas les atouts pour les séduire !
C’est aussi une formidable opportunité pour l’entreprise avec là un trésor de compétences à transmettre. On peut par exemple ainsi s’appuyer sur un vivier d’experts pour former les autres collaborateurs en interne !
Tous ces traits liés à la reconnaissance, au développement des compétences etc. relèvent d’une écoute particulière de la personne et de ces spécificités pour trouver des réponses circonstanciées. Peut-être aussi des réponses plus exigeantes. Mais après tout, cela vaut pour tout le monde et n’est pas cela même l’art du management ?
En résumé, on manage les experts comme les autres mais les traits liés à l’expertise demandent une plus grande vigilance sur la pédagogie du projet auquel l’expertise contribue, sur le risque d’isolement et de cloisonnement, sur la nécessité d’entretien et de développement des compétences et sur les facteurs de motivation liés à l’intérêt du travail et à l’expression de l’expertise.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.
[1] Edgar Morin (1990), Articuler les disciplines, communication au colloque « Interdisciplinarité » organisé en 1990 par le CNRS