Remettre l’humain au cœur à défaut de l’avoir chevillé au corps
Dans cet épisode, nous allons nous demander ce que peut bien signifier cette expression : « remettre l’humain au cœur de »… l’entreprise, le management, la relation client, ou tout ce que vous voulez.
Dans cet épisode, nous allons nous demander ce que peut bien signifier cette expression : « remettre l’humain au cœur de »… l’entreprise, le management, la relation client, ou tout ce que vous voulez.
Une expression qu’on dégaine avec la certitude de l’affirmation péremptoire, comme si on brandissait une devise pour conjurer ce que l’on ne fait pas ou ce que l’on n’est justement pas.
L’humain à toutes les sauces, surtout celle pour le dévorer, l’humain au cœur du processus, au cœur de nos entreprises désenchantées, de notre relation client qui n’est plus relation depuis longtemps.
Sans compter sur ceux qui le découvrent, et qui en font un concept comme on s’approprierait l’air qu’on respire parce qu’on s’étouffe dans nos certitudes ou qu’on cherche à capter la lumière.
Alors on incante l’humain, dont on se réclame soudainement et qui masque nos insuffisances. Le processus merde parce qu’on détruit l’autonomie, ce n’est pas grave, on va remettre de l’humain dans tout ça. Les salariés témoignent de leur souffrance au travail, on va mettre de l’humain dans tout ça. Puis on applaudira leur courage du haut d’un balcon. Un verre de vin à la main.
Puis quand ça merdera, parce que l’être humain est justement humain, on invoquera le même « facteur humain », pour ne pas toucher à la belle horloge qu’on veut bien réglée parce que cela nous rassure.
Mais ça veut dire quoi en vrai, ces jolis mots ? « Remettre l’humain au cœur » à défaut de l’avoir chevillé au corps, c’est quoi l’histoire ?
Putain encore une fois les mots, vides ou valises, ou les mots valises qui nous vident. Revenons à ce mot. L’humain. Le mot dit. Qui désigne une catégorie, nous en tant qu’êtres, humains ou pas, et qui renvoie de ce fait à un sens éthique, à un ensemble de comportements, que certains appellent de leurs vœux justement quand l’être humain n’est pas si humain que cela.
Ou qu’il l’est, trop. Rappelle-toi la formule de François de Sales : « Là où il y a de l’Homme, il y a de l’hommerie ». C’est bien de cela dont on parle ? Ce que les Antiques appelaient vertu… en résumé un comportement décent, qui respecte l’Autre, qui respecte l’humain en tant qu’être. Un témoignage d’humanité.
Rousseau, celui du ruisseau de Gavroche, écrivait « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ». C’est de cela dont on parle, oui. Etre humain n’est pas donné aux êtres humains mais ils peuvent en faire le choix. Un potentiel qu’on invoque dans cette fameuse expression « l’humain au cœur ».
Une forme de décence, de « common decency » ou de décence ordinaire selon les mots de Georges Orwell. Un peu de dignité bordel en d’autres termes, qui se dessine d’un trait entre d’un côté la barbarie, très humaine, et de l’autre l’humanité. Sauf qu’en vérité les deux sont en nous. Désigner l’autre comme barbare, c’est la première des barbaries, celle qui consiste à ne pas reconnaître l’être humain comme un être humain.
Cette même barbarie, ces monstres, qu’il « faut laisser sortir, si on ne veut pas que ce soient eux qui nous bouffent » pour reprendre les mots de Depardieu dans son livre « Monstre » en parlant d’un potier du Berry.
Alors en entreprise, la frontière entre l’inhumanité du processus rigide, de l’organisation sans faille qui peut parfois détruire le sens et l’autonomie de celles et ceux qui travaillent, exposés à des injonctions contradictoires, entre la prescription et le réel, qu’ils vivent
Et qu’on baptise pudiquement « expérience » – tiens encore un mot creux dont on croît faire un concept. C’est cela qui est inhumain. Le rouleau compresseur de la grande machine qui ne laisse plus de place à la vie, alors elle s’échappe ailleurs, parce qu’il faut bien que ça sorte. Comme les monstres de Depardieu.
Oui c’est ce qu’on appelle le mal-être au travail, les RPS. Alors, merde on veut remettre de l’humain au cœur de tout ça. La bonne intention. Moi je suis contre la guerre parce que c’est moche et contre la maladie et les petits ours qui meurent sur la banquise.
And so what ? On a l’impression de voir la même formule que celle que l’on a mise sur tous les rapports annuels des boîtes cotées : « il n’est de richesse que d’hommes », de Jean Bodin. Sauf que le pauvre a dû bien plus d’une fois se retourner dans sa tombe. Car la pensée de Jean Bodin invitait dans la foulée à la question de la répartition de cette richesse.
La formule fait plaisir, « on remet de l’humain au coeur » comme si on mettait de l’huile dans des rouages rouillés. Non. Remettre de l’humain cela veut dire une seule chose : est-ce que nous faisons preuve d’humanité dans ce que nous faisons.
Et faire preuve d’humanité cela veut dire respecter profondément l’être humain. C’est être digne de ce que nous sommes. C’est rejeter tout ce qui fait notre potentielle inhumanité. C’est contrôler nos monstres.
Or, en entreprise, faire preuve de cette humanité-là exige du courage parce que cela risque bien de remettre en cause bien des choses. Et peut-être d’ailleurs faudrait-il justement remettre l’entreprise dans le cœur des Hommes, pour reprendre cette formule qui nous est cher avec notre ami philosophe Patrick Bouvard.
Car c’est peut-être précisément en reconnaissant un projet collectif comme bien commun, avec toute la confiance que cela suppose au sein d’une communauté, que l’on pose les premiers jalons de cet humain qu’on réclame. Quelque chose qui dépasse l’intérêt immédiat personnel…
Peut-être s’agit-il aussi de restaurer la part d’initiative personnelle dans des mécaniques organisationnelles incapables de s’adapter à un réel qu’elles ont modélisé et qui change trop vite pour elles. Peut-être est-ce donc accepter la part de risque qui va avec.
Peut-être faut-il accepter le risque d’être humain, c’est-à-dire le risque de l’imperfection. Bref, la liste de ce à quoi nous devrions nous attaquer réellement pour honorer cette phrase « remettre l’humain au cœur de » est bien longue. Un bien long chemin qui se fait pas à pas.
Car remettre l’humain au cœur ce n’est pas cette image qui joue sur l’affectif, qui s’émeut de la rigidité ou de la brutalité de la mécanique mais bien la capacité à répondre positivement à une question simple : faisons-nous preuve d’humanité? Et ce dont il donc ici question, c’est la finalité de la mécanique.
En prenant une image géométrique, caricaturale mais pour inviter chacun et chacune à s’interroger sur ce à quoi il participe et à sa propre responsabilité, comment ce qui devrait être une finalité, donc une perspective, peut se retrouver au centre ? Si ce n’est pour l’étouffer.
C’est juste une supposition. Du grain à moudre.
En résumé, « remettre l’humain au cœur » de quelque chose c’est bien témoigner dans les faits d’une attitude digne d’humanité, en d’autres termes faisons-nous preuve d’humanité dans ce que nous faisons ? Une vertu morale plus qu’une formule. Donc du courage.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.