Epanouissement personnel et intérêt collectif

Dans cet épisode nous allons nous poser une question. Dans quelle mesure la quête d’épanouissement personnel est-elle compatible avec l’intérêt collectif en entreprise ?

Dans cet épisode nous allons nous poser une question. Dans quelle mesure la quête d’épanouissement personnel est-elle compatible avec l’intérêt collectif en entreprise ?

Laissez vos salariés libres de toutes contraintes et vous verrez… ils écloront tel un bouquet qui s’ouvre au soleil ! Veillez à leur total épanouissement personnel et vous verrez ce que vous verrez !

Le tout agrémenté de photos et de vidéos évocatrices, ici du feuillage qu’on libère de son filet contraignant et qui explose, là une photo d’un paysage apaisant qui respire équilibre et méditation.

Chacun y va de son appel à l’équilibre, à l’épanouissement personnel, à la quête d’un Ikigaï qu’il mérite bien au prétexte qu’un salarié heureux ferait la performance de l’entreprise. Et chacun y va de son injonction au bonheur, avec sa petite phrase empruntée à ce philosophe ancien dont il a découvert le nom à la faveur d’un copier-coller sur un site de citations.

On peut bien sûr commencer par dénoncer la prolifération des pseudo coaches en développement personnel et cette cohorte de marchands plus soucieux du développement de leur compte en banque que de celui de ta personnalité.

Mais on peut aussi se demander si cette quête de l’épanouissement personnel est compatible, ou pas, avec l’intérêt collectif. Alors, c’est quoi l’histoire ?

Commençons par poser le cadre en disant que nous n’allons pas ici nous demander si, à titre personnel, la recherche d’épanouissement personnel, et ce que l’on est prêt à lui sacrifier, est légitime ou non. Ce n’est pas le sujet, c’est un choix précisément… personnel.

Nous n’allons pas non plus critiquer le marché florissant, aux contours bien nébuleux, qui en résulte. Il y a un marché donc il y a des marchands. Et comme toujours, des gens sérieux et sincères comme des margoulins de la pire espèce. C’est la loi du genre.

En revanche, la question qui se pose est celle du degré de compatibilité entre deux exigences.

  • D’une part cette exigence de plus en plus pressante de l’individu qui, à tort ou à raison on le redit ce n’est pas le sujet, estime qu’il est en droit de s’épanouir au travail et en fait une de ses préoccupations centrales.
  • Et de l’autre, la réussite de toute entreprise qui est, par nature, le fruit d’un travail et d’un effort collectif.

La question qui se pose à l’individu qui appartient à un collectif dont il est partie prenante est au fond assez simple : quel est le guide de ses arbitrages ? Son épanouissement personnel ou la réussite de ce à quoi il participe ?

Dit en d’autres termes, cette quête d’épanouissement personnel dans son travail se fait-elle au détriment de la réussite du projet collectif ou non ?

On observe depuis plusieurs années la montée des individualismes et l’importance des émotions au détriment de la raison, parfois même de la science. Les deux phénomènes ne sont d’ailleurs peut être pas si distincts que cela. Après tout, quand mon nombril devient le centre de tout, il y a assez peu de chances que la raison vienne l’emporter lorsque celle-ci heurte mon confort personnel.

En ce sens d’ailleurs une étude [1] montrerait une inversion dans la fréquence d’emploi des mots en 1980, avec une accélération en 2007. En résumé et dans plusieurs langues : moins de faits, plus d’émotion, plus de références individuelles au détriment du collectif.

Le problème donc qui se pose c’est celui de ton curseur personnel entre d’une part ce que ta participation à un projet collectif requiert parfois comme effort qui peuvent te sembler comme nuisible à l’égard de ton épanouissement.

Et de l’autre cette appétence pour un bien-être au travail que tu ramènes à ton propre épanouissement personnel.

On peut là, sans jugement de valeur, formuler plusieurs remarques.

La 1ère réside dans le fait que cette posture qui consisterait à privilégier systématiquement ton épanouissement personnel même lorsque cela se fait au détriment du collectif suppose que tu considères que la réussite collective ne peut pas être source d’épanouissement pour celui qui y a participé.

Ou alors, et c’est une deuxième remarque, le regard que tu portes sur le collectif t’amène à penser qu’il repose sur du fake. Après tout, on te pressure pour privilégier les intérêts de court terme d’une seule des parties prenantes, en te faisant miroiter un soi-disant projet d’entreprise qu’on foule du pied à chaque pas, alors ne soyons pas étonné que tu sois devenu un mercenaire.

Peut-être une troisième remarque aussi. Peut-être considères tu que le bien être est un dû et que tu n’es pas prêt à faire les efforts que toute activité professionnelle requiert. L’épanouissement du clown à la fin de son spectacle, lorsqu’il fait révérence face à une standing ovation, c’est aussi une révérence aux heures d’efforts sans relâche qui l’ont amené là.

Ou peut-être certains oublient-ils naïvement que toute activité est soumise à des contraintes, qu’on le veuille ou non…

Dit plus simplement, l’épanouissement individuel dans un collectif ne peut se faire en s’affranchissant complètement de l’intérêt de ce même collectif, sauf à s’en exclure.

En témoigne cette anecdote d’un ami proche qui assumait des responsabilités IT dans une entreprise en vue. Ah ces « dev ops » qui prennent les tickets comme bon leur semble, parce que le sujet leur plaît ou leur convient mieux, indépendamment de ce qu’exige la situation ou d’un ordre de priorité.

… au motif que le grand chef clame haut et fort qu’on est là pour se faire plaisir…

Cela a des conséquences. Par exemple, la dégradation du service puisque ce qui devrait être fait n’est pas mis en priorité ou bien l’entretien d’un marché de dupes « tu es là pour te faire plaisir ».

Ca ne marche pas comme ça. Une entreprise n’est pas une colonie de vacances où chacun fait ce qui lui plaît. Mais où chacun doit faire ce qu’il faut. Pas parce que ça l’arrange mais parce que c’est son job. Celui pour lequel, accessoirement, il est payé. Et parce que c’est la contribution qu’on attend de lui pour la réussite du projet collectif.

Ces remarques nous renvoient à cette éternelle question du bien commun dont de La Soujeole et Morin affirmaient[2] que « c’est en lui que se résout la possible antinomie personne-communauté ».

L’entreprise a-t-elle su en créer les conditions c’est-à-dire faire en sorte que son projet, sa raison d’être, sa mission, son ambition, bref ce qu’elle est, fait et veut devenir, soit vécu comme un bien commun par toutes les parties prenantes ? Et alors, les régulations et les équilibres sont possibles.

La recherche d’épanouissement personnel n’y est alors pas incompatible avec l’intérêt collectif car chacun aura un guide pour ses propres arbitrages et saura trouver de justes équilibres.

Ou pas. Dans ce cas, seul le rapport de force prévaut et chacun prend à qui il peut avant d’entreprendre. Ou chacun tire la couverture à soi au détriment de l’intérêt des autres, estimant que l’entreprise n’est pas le sujet mais l’objet de ses propres intérêts. Règnent alors les logiques d’asservissement, dans lesquelles la quête d’épanouissement des uns est rarement totalement compatible avec l’intérêt du tout.

En résumé, la quête d’épanouissement personnel est compatible avec l’intérêt collectif dès lors que cet intérêt collectif est considéré comme un bien commun.  Chacun saura alors faire ce qu’il faut avant ce qui l’arrange. A l’inverse, seuls les rapports de force prévaudront et le collectif sera illusion.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire.

[1] Marten Scheffer, Ingrid van de Leemput, Els Weinans, Johan Bollen (2021) “The rise and fall of rationality in language”

https://doi.org/10.1073/pnas.2107848118

[2] de La Soujeole, B.-D., & Morin, R. (2008). Le bien commun et la relation personne-communauté: tradition dominicaine et modernité. Etat et bien commun: perspectives historiques et enjeux éthico-politiques (pp. 199-216). Berne: Peter Lang SA.