Grande démission ou grande occasion ?
Dans cet épisode, nous allons nous demander si le phénomène qu’on a qualifié de grande démission n’est pas aussi une formidable opportunité.
Dans cet épisode, nous allons nous demander si le phénomène qu’on a qualifié de grande démission n’est pas aussi une formidable opportunité.
Attends, mais ils sont passés où les salariés ? La pénurie de main d’œuvre moi je t’en fouterais de tous ces tire-aux-flancs qui ne veulent plus bosser hein ! Quoi qu’il en coûte, confinement, chômage partiel à bailler aux hirondelles, paf ils se mettent à méditer sur le sens de la vie et tout ça. Résultat des courses ça veut plus bosser.
Bon on dit « bailler aux corneilles » d’abord, pas aux hirondelles… Mais tu parles de qui là ? Des serveuses qui servaient jusqu’à des heures indues en souriant aux remarques brutales et sexistes de leur patron tout-puissant parce qu’il tient le bar-tabac qui fait l’angle ? Le manutentionnaire qui manutentionne à s’en péter le dos en pleine nuit pour un salaire de misère ?
Tu as raison, mais les autres aussi ! Ils sont où les développeurs, les comptables, les … tous ces métiers où l’on fait face à une pénurie de main d’œuvre au point où cela devienne le premier frein au business dans certaines entreprises…
Au point même où avant de parler de difficulté de recrutement, les départs, massifs ou pas, soient aussi l’une des premières préoccupations du business. The big quit, the great resignation, disent les américains. Et même si le phénomène est peut-être différent en France, alors grande démission ou grande occasion, c’est quoi l’histoire ?
Bon arrête, tu t’es inspiré d’un article de Mc Kinsey[1] qui voit dans la grande démission une opportunité pour s’interroger pourquoi et donc réviser ses politiques d’attraction des talents. Pas la peine de critiquer les grands cabinets de conseil si c’est pour faire comme eux hein …
Ah parce que tu crois qu’il y a 20 ans ils conseillaient de donner du sens, développer l’autonomie, veiller à la reconnaissance toi ? Ils vendaient plutôt les mérites des ERP comme bras armé de processus poussés à leur paroxysme… Bref ce n’est pas le sujet.
Oui évidemment. Que dire d’autres, face à un phénomène d’une telle ampleur au moins aux Etats-Unis, que cela devrait nous inciter à nous interroger pour essayer de faire mieux. Et puis si McKinsey le dit c’est que c’est vrai hein !
Bon allez trêve de plaisanterie. Grande démission aux Etats-Unis, un phénomène moins marqué en France où ce serait plutôt un grand déplacement, c’est-à-dire des gens qui changent de boulot ou de vie.
Toujours est-il que le phénomène laisse les entreprises comme une poule devant un couteau. Bien sûr chez certains il y a des raisons liées aux conditions d’emploi ou aux salaires qui ne justifient plus de les supporter. Tu le soulignais en introduction. Mais il n’y a vraiment pas que cela.
Il y a aussi une question de fond qui est « mais au fond c’est quoi le sens de tout cela ? ». Une sorte de « à quoi bon ». Et diable que cette question est complexe mais c’est peut-être aussi là où réside une formidable opportunité.
Ah la question du sens … Peu importe ce que tu mettes derrière, qu’il s’agisse du besoin de se sentir utile, de participer à une œuvre commune, d’avoir un minimum de marges de manœuvre dans ton travail, bref, c’est aussi autour de cette question que tourne le sujet.
Arrêtons-nous un instant sur cette question du sens. Rappelle-toi nous avions affirmé qu’on ne donne pas de sens à ce qui n’en a pas. L’idée était alors de fustiger les discours artificiels, fakes, déconnectés – pour ne pas dire masquant – une réalité que les salariés connaissent bien précisément parce qu’ils en font l’expérience.
En revanche, comme le souligne Thibaud Brière dans un de ses posts sur LinkedIn je cite : « Le sens n’est jamais dans les choses mêmes, mais dans l’esprit, pour un esprit. Il ne tient qu’à nous qu’une chose ait ou non un sens, puisque c’est nous qui lui en donnons. »
C’est là où le décalage arrive vite, entre le sens que l’entreprise cherche à donner en espérant que le corps social y adhère et le sens que les personnes espèrent et donnent aux choses. Lorsque ce décalage est minime une adhésion à un projet, à une ambition collective est possible. Mais lorsqu’il frise la dissonance cognitive, ce décalage est source de souffrance.
Certains nous disent que les gens se désengagent. Là encore, même analyse. Peut-être se désengagent-ils d’une certaine forme d’entreprise dans laquelle ils ne trouvent précisément pas l’écrin pour le sens qu’ils espèrent. Alors ils s’engagent ailleurs. Dans la vie associative par exemple ou pour une cause.
On est confiné par la force des choses, face à la vie, peut-être même face à la prise de conscience brutale de l’incertitude dont elle est naturellement porteuse, et alors on médite, on s’interroge sur tout cela, le sens de la vie, le sens des choses et par la force de ces mêmes choses la place du travail dans tout ce grand bordel.
Et c’est alors que ton entreprise, ton travail, ton job – ou du moins l’expérience que tu en fais – ne te semble pas offrir une perspective donnant sens aux efforts que tu dois faire. Pire encore, pour certains, pas tous loin s’en faut, comme tu n’es pas dans des conditions de confort épouvantables, ces efforts te paraissent insurmontables. Et paf le déclic.
Alors si l’on veut bien admettre cette hypothèse, cela veut dire quoi pour les entreprises ? Et bien une chose simple : si l’entreprise n’est plus un espace – physique ou pas – qui offre la possibilité à ce que chaque personne qui vient y consentir un effort y trouve un sens, l’équation sera difficile à résoudre.
D’autant plus que si tout cela ne venait pas à servir un projet collectif, l’entreprise en tant que telle aura du mal à durer autrement que par le rapport de force, l’embrigadement et les logiques de mercenariat.
En d’autres termes si l’entreprise est un lieu dont le sens est absent pour celles et ceux qui lui donnent corps et la font vivre, donc toutes les parties prenantes, alors son existence en tant que telle est menacée.
Il y a donc là deux hypothèses à formuler pour l’entreprise existante. Soit elle est dans une configuration où ces conditions sont plus réunies qu’ailleurs, où cette dimension de sens, avec ce qu’elle implique, y est plus présente, plus réelle, ou du moins ressentie comme telle, qu’ailleurs. Et dans ce cas, elle dispose d’un atout compétitif.
Soit c’est l’inverse parce que ce n’est pas le cas et elle ne s’en cache pas. Ici, on fait du fric à n’importe quel prix, le reste, les gens, la planète, le respect on s’en tape le coquillard avec des pointes d’asperges chromées – ce qui fait peut-être sens pour certains mais comment dire… « c’est un peu court jeune homme ! ».
Ou l’on a plaqué artificiellement une sorte de sens factice dont personne n’est dupe pour « ripoliner une façade » qui cache un modèle moins vertueux qui le prétend. On y fait un washing de tout ce qui va bien… la planète, le green, l’inclusion, la mission, et je ne sais quoi encore qu’on sanctifie à l’aide d’une belle certification parce qu’on est passé maître dans l’art de la conformité.
Oui et dans ce cas, en quoi est-ce une opportunité ? C’est plutôt une menace non ? Ce que tu es, ce que tu fais, ce qui fais ton modèle depuis longtemps va à l’encontre d’un courant majeur ? Cela te fragilise non ?
Sauf si cela a effet d’une prise de conscience de l’obsolescence de ton modèle justement. Qu’au travers de la crise que tu traverses, tu prends conscience de certains de tes défauts ou de tes faiblesses. Et alors tu t’interroges, non pas en surface sur ta politique de rétention ou d’attraction, mais en vérité, en profondeur sur ton modèle et ce qui le structure. Bref, tu te remets vraiment en cause.
Et là advienne que pourra, les opportunités on les saisit. Ou pas.
En résumé, parce que la quête de sens est un facteur explicatif de la grande démission c’est une opportunité pour les entreprises qui en réunissent les conditions, elles ont un avantage compétitif, mais aussi pour celles qui en sont très éloignées car elles ont une formidable opportunité de remise en cause des fondements d’un modèle qui risque peut-être de les desservir gravement et durablement.
J’ai bon chef ?
Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire
[1] Aaron De Smet, Bonnie Dowling, Marino Mugayar-Baldocchi, and Bill Schaninger (2021) « ‘Great Attrition’ or ‘Great Attraction’? The choice is yours » – McKinsey Quarterly – 8 septembre 2021