A propos du nomadisme, du pouvoir et de l’agilité

Dans cet épisode nous allons nous arrêter quelques instants sur un mot à la mode, le nomadisme, pour essayer de mieux cerner ce dont il s’agit.

Dans cet épisode nous allons nous arrêter quelques instants sur un mot à la mode, le nomadisme, pour essayer de mieux cerner ce dont il s’agit.

C’est fou comme les mots sont évocateurs et comme l’imaginaire qu’ils véhiculent peut changer d’un endroit à l’autre ou d’une période à l’autre. Le nomade, fut un temps, était peut-être vu comme un vagabond, avec toutes les connotations péjoratives que certains pourraient coller – à tort – à ce mot.

Oui à tort car c’est si bon de vagabonder, de voyager au gré des vagues, sans bruit. Mais je m’égare là. Oui, le nomade véhicule aujourd’hui l’imaginaire d’un professionnel libre et hyperconnecté, un créatif talentueux qui n’a pas de frontière, rompu au digital qu’il maîtrise du bout des doigts (sic) et qu’il emmène de spot en spot pour y trouver une bonne connexion et de bonnes « vibes ».

Alors qu’au fond le nomadisme professionnel c’est aussi de pauvres cadres qui n’encadrent plus depuis bien longtemps, en déplacement permanent, braves soldats, et qui se connectent le soir dans un hôtel d’une chaîne sans saveur pour consulter leurs emails, porteurs des énervements du jour de leur manager ou des emmerdes qu’ils auront à gérer le lendemain.

Ou tout simplement des banlieusards, qu’on appelle des commuters pour faire plus chic, qui vont d’habitation en lieu de travail, qu’on n’a pas encore remplacé par des tiers-lieux, parce que leur chef n’aime pas le travail à distance, et qui se connectent quand même chez eux le soir car il faut bien compenser les 2 heures de transport agrémentées de la nième grève…

Alors le nomadisme, un mot à la puissance évocatrice si grande, un mot qui révèle parfois de grands desseins mais qui cache aussi parfois de toutes petites misères, que faut-il en penser ? À propos du nomadisme, du pouvoir et de l’agilité, c’est quoi l’histoire ?

Revenons un instant sur les origines. Le nomade ce n’est pas quelqu’un qui subit un déplacement que la vie lui impose. On ne parle pas, là, d’un exilé ou d’un réfugié, qui n’a malheureusement rien demandé à personne mais qui n’a pas eu d’autres choix que de prendre la poudre d’escampette.

Oui on parle ici de celui qui a choisi le voyage comme mode de vie. Qui n’a pas d’habitation au sens fixe du terme. Quelqu’un qui ne s’est pas donné un objectif de voyage – matérialisé par un endroit où aller – mais quelqu’un qui voyage. Quelqu’un dont le voyage est le but.

Oui quelqu’un, au fond, qui habite le monde. D’ailleurs, au paléolithique – tu sais, quand même moi je n’étais pas né – et bien les êtres humains étaient tous nomades. On voit bien l’image dans les vieux livres d’histoires : ils vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Bref, ils se déplaçaient pour bouffer !

Un peu comme la tournée des grands ducs, quand on va de bar en bar pour découvrir une ville… Bref, le nomade a une première particularité : le déplacement est son mode de vie. Il ne va pas de là où il est vers un autre lieu qui est son objectif. Il se déplace. Constamment.

Tiens, au-delà des préjugés qu’il peut y avoir avec l’image du vagabond, et qui persiste malheureusement encore beaucoup, on en revient bien au vagabondage. Se déplacer sans objectif. Et c’est une première caractéristique intéressante du nomade.

Oui parce que le nomadisme professionnel auquel on est le plus souvent exposé n’est pas du vagabondage mais bien des déplacements – peut-être ultra-fréquents – mais le plus souvent motivés par un objectif voire une contrainte et donc un rapport de force.

En d’autres termes, au-delà de l’abus de langage, on pourrait se demander si le terme nomadisme n’est pas un nième mot à l’image positive pour dissimuler au fond ce qui est en réalité une contrainte, donc qui n’est pas du nomadisme : la contrainte de la connexion permanente, celle du contrôle, etc…

Heureusement que la crise de la Covid a assaini les déplacements professionnels ! A mesure que l’on a pris conscience qu’une grande partie pouvait être évitée et que c’était une source d’économie réelle, sur de multiples plans.

Alors si on revient au nomadisme, au sens propre il devrait s’agir de travailleurs, quel que soit le mode de contractualisation (salariat, freelance, etc.) qui ont fait le choix libre de travailler pour une entreprise mais d’où ils veulent.

La question qui se pose donc est la suivante : l’entreprise est-elle culturellement prête à accepter cette liberté-là, pour un salarié ? Tiens, regarde Google[1] par exemple qui instaure des différences de rémunération pour ceux qui choisissent le travail à distance selon le coût de la vie du lieu où ils habitent. Le contrôle quand tu nous tiens. Ou le sens de l’opportunité économique…

Le nomade, en plus d’avoir choisi le déplacement comme mode de vie, a une seconde caractéristique intéressante à creuser. Il se définit peut-être moins par un territoire. Ou du moins, la notion de territoire n’est pas le premier critère qui le détermine.

L’identité nomade est certainement aussi multiple que complexe, et on ne peut pas la réduire à une opposition binaire et caricaturale entre sédentaire et nomade. Mais on peut aisément penser qu’elle est marginalement plus déterminée par les valeurs d’un mode de vie que par l’appartenance à un territoire.

En d’autres termes, on ne peut réduire l’identité nomade à son hyper-mobilité et à son rapport à l’espace, mais en revanche, on peut penser que le nomade affirme moins son « pouvoir » par l’intermédiaire du contrôle d’un territoire que par d’autres biais. Or, c’est ce que réclame en substance tout un courant managérial.

Se débarrasser de la culture du territoire et du petit chef. Cela renvoie d’ailleurs à une autre notion, celle du contrôle : par la notion d’espace ou par celle d’information, comme y invitait Deleuze lorsqu’il parlait des autoroutes de l’information comme moyen de contrôle dès les années 80 avec le minitel ! Les notions de pouvoir et d’espace sont liées comme le sont celles de contrôle et de frontières.

Toujours est-il que l’hypothèse selon laquelle le nomadisme est porteur d’un rapport au pouvoir différent est une caractéristique intéressante à comprendre pour celles et ceux qui appellent de leurs vœux une entreprise agile, débarrassées d’une forme de contrôle territorial, des baronnies, et d’une verticalité trop rigide dans l’exercice du pouvoir.

Alors ne faisons pas à croire à celles et ceux qui sont contraints d’être hyperconnectés et en déplacement qu’ils sont nomades. Parce qu’il s’agit là non pas d’un choix mais d’une contrainte. Et il ne suffit pas de baptiser nomade ou de parler de travail hybride pour celui qui fait un peu de télétravail pour masquer la contrainte.

La question sous-jacente, une fois de plus, est bien celle du pouvoir. En revanche le salarié libre de ses choix quant au lieu d’exercice de son travail est vraisemblablement d’un réel apport pour l’entreprise car il a peut-être un rapport au pouvoir différent.

En résumé, comprendre le nomadisme ne se limite pas à l’opposition binaire sédentaire et nomade. Mais pour que le parallèle avec la vie de l’entreprise soit fécond il convient de comprendre 2 caractéristiques plus développées chez ceux qu’on peut qualifier de nomades : 1 – le déplacement est un mode de vie choisi et non contraint 2 – leur rapport au pouvoir est par nature moins structuré par la notion de territoire.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire

[1] https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/chez-google-opter-pour-le-teletravail-nest-pas-forcement-un-bon-calcul-1338142