L’ancrage en mode pile ou face

Dans cet épisode nous allons nous intéresser à cette expression devenue un tic de langage chez certains professionnels en entreprise, l’ancrage, et nous demander si c’est utile ou pas, en mode pile ou face.

Dans cet épisode nous allons nous intéresser à cette expression devenue un tic de langage chez certains professionnels en entreprise, l’ancrage, et nous demander si c’est utile ou pas, en mode pile ou face.

Ah oui pour faire une bonne impression il faut ancrer. Enfin, encrer diraient les imprimeurs mais ce n’est pas de cet encrage-là dont il s’agit mais bien celui qui commence comme tout début, avec un A. Bref, le B.A.B-A.

Oui l’ancrage spirituel, lever son ancre pour voyager léger et mieux accueillir l’Autre dans toute sa différence. Enfin, lâche du lest, tes préjugés etc. c’est ça non ? Bah c’est bien, c’est de l’ouverture d’esprit non ?

« Ô mort, vieux capitaine, il est temps! Levons l’ancre.

Ce pays nous ennuie, ô mort! Appareillons!

Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,

Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons! »

écrivait Baudelaire dans les Fleurs du Mal.

Non ce n’est pas cet ancrage-là, qui invite à dépasser notre inévitable enracinement, multiple et métis par nature, dont il s’agit. On parle ici de l’ancrage du professionnel. Tu sais il faut ancrer ça dans le réel quoi ! Bon c’est une bonne idée ou pas ? L’ancrage en mode pile ou face c’est quoi l’histoire ?

Continuons la métaphore. L’ancrage dont il s’agit ici c’est celui du bateau. A l’image de l’ancre qui arrime le bateau au sol, à un point fixe. C’est en quelque sorte une image pour affirmer que ce que l’on dit, ce que l’on présente, pense ou propose doit être relié au réel.

En d’autres termes un lien avec un point fixe, celui de la terre. On voit l’image de l’aventurier, les yeux tournés vers le ciel et les pieds bien ancrés à la terre. Le rêve et le réalisme, le cap, l’envie, la perspective et le terrain, la réalité des choses, un peu ce qu’on appelle l’expérience collaborateur tu vois, ce que les gens vivent concrètement.

Alors oui bien sûr qu’il faut s’ancrer dans le réel. Enfin, sinon à quoi ça sert, on dessine de grands plans sur la comète et paf dans ton pif, le mur du réel dans ta tronche, ça ne passe pas.

Tu veux dire un peu comme un technocrate qui a pensé un système théorique idéal qui ne passe pas dans les faits. Précisément parce qu’il n’est pas « ancré » dans ce réel. Au mieux, il l’a vu de loin. Au pire, il en est tellement loin qu’il ne sait pas que cela existe.

En maçonnerie, un ancrage, c’est ce qui permet d’assurer la fixité d’un ouvrage. On sait qu’il y a des forces, des tractions, des tiraillements, mais on a des points d’ancrage, dans du béton par exemple.

En ce sens, aborder un projet, une transformation en ayant en permanence à l’esprit la réalité du terrain et des gens qui la vivent, les exigences très concrètes et parfois brutales du business, etc. bien sûr que c’est nécessaire.

En vérité, comment pourrait-il en être autrement si l’on a un tant soit peu envie de faire progresser les choses. On veut du concret à la fin, mais ça n’interdit pas de réfléchir avant, à la condition d’ancrer cette réflexion dans la réalité des choses.

Une fois de plus, le débat théorie-pratique est caduque quand on les oppose, là où les deux sont éminemment complémentaires. En cela, une abstraction, un propos, un projet, bref ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on fait doit évidemment être ancré dans le réel. C’est une évidence. C’est le côté pile.

Mais il y a le côté face. Tu sais tous ces gens, pour des raisons aussi diverses que variées, qui survolent les sujets de loin, parce qu’ils n’entrent pas dedans ? Evidemment, ça demande de travailler, souvent hors de sa zone de confort.

Et qui généralisent tout, globalisent, oublient les détails, parce que tu sais ce sont des intellectuels, ils sont au-dessus de ça.

Bah oui mais ils sont « hors-sol ». Et quand tu sens que tu es « hors sol » alors tu clames haut et fort qu’il faut ancrer tout ça dans un truc dont tu te fous, que tu laisses aux subalternes qui rament en soute. Ancrer dans la pratique, dans le local, dans le réel, bref tout ce qui renvoie à une idée de pragmatisme dont tu es bien éloigné.

Et là on est dans l’artifice et l’artificiel, on brasse, on gesticule, en fait en réalité on fuit sa responsabilité qui est de faire en sorte que ça marche. Pas de briller aux yeux des uns ou des autres et surtout de son chef.

D’autant que cela peut être révélateur, c’est juste une hypothèse hein, d’une double attitude.

C’est peut-être une résurgence du Taylorisme, dont on rappelle ici que c’est, bien sûr, un découpage horizontal de la chaîne de valeur, mais aussi un découpage vertical, entre ceux qui pensent ce qu’il faut faire et ceux qui exécutent.

D’abord c’est ce qui a conduit au « one best way » dont on connaît les limites dans le monde contemporain. Première erreur, croire qu’il y a une bonne manière de faire dans l’absolu indépendamment du contexte, de la réalité des choses. Mais bon. Ce n’est pas le pire.

Le pire, c’est que cela peut être aussi la source, chez certains, d’un mépris de classe. Comme si celui qui exécute était dépourvu de capacité à penser par lui-même. Comme si moi, qui m’ancre dans le réel mais qui vogue sur les flots, j’étais bien au-dessus de ses rats de fond de cale qui pédalent infiniment.

Le philosophe ancien Anaxagore disait « l’Homme pense parce qu’il a une main »… No comment. Là quand ton soi-disant ancrage dans le réel marque ta distance avec les choses de la vie, te sentant implicitement au-dessus de tout ça, je ne connais qu’un mot pour décrire ça : petit con !

Va apprendre la cuisine dans un livre de recette sur ton Ipad. Oublie la terre, les légumes, le temps, la maturation, la vie du vigneron qui t’a donné bien plus que du vin, mais son âme.

Alors quand, dans cette forme de supériorité et de condescendance de celui qui croît savoir, un têtard à lunette te dit qu’il faut ancrer les conneries de son Powerpoint dans le réel voici la bonne attitude à tenir.

  1. Sois bienveillant, donne-lui une chance, l’inexpérience n’est pas un défaut, il faut encourager à apprendre. Alors explique-lui, gentiment, patiemment, que la meilleure manière de s’ancrer dans le réel c’est d’aller se frotter au terrain, à la vie, aux gens, au travail. Bref de s’intéresser aux choses. Pas pour son profit mais pour les comprendre et les faire avancer. Là, dans l’arbre de décision que tu nommes intelligence artificielle au cas où tu veuilles en faire une start-up green tech après, tu n’es pas à l’abri que dans sa toute-puissance du petit con qui sait tout, il te regarde poliment en se disant au fond de lui-même « quel vieux con ».
  2. Alors s’il persiste avec l’aplomb que seuls celles et ceux qui ne savent pas qu’ils croient savent avoir, et qu’il enchaîne sur les 30 slides suivants, dans lesquels il a habilement combiné le pipotron 5.0 à sa maîtrise hors pair des « SmartArt »… Bah fous le dehors !

C’est le côté face.

En résumé, si affirmer qu’il faut s’ancrer dans le réel est bien sûr une évidence tant on ne peut raisonnablement pas espérer que des desseins hors sols puissent produire des effets concrets, attention à ce que ne soit pas un maquillage de surface pour masquer au mieux une méconnaissance des sujets au pire un mépris de ceux qui les vivent.

J’ai bon chef ?

Oui tu as bon mais on ne va pas en faire toute une histoire